Narratologie médiévale

Par Alain Corbellari

Ce qui, dans la culture du Moyen Âge occidental, ressortit à ce que l’on peut appeler des réflexions d’ordre narratologique s’articule selon trois axes :

  1. il y a d’abord les considérations explicites que l’on peut tirer des arts poétiques latins des XIIe et XIIIe siècles ;
  2. il y a ensuite les idées, essentiellement implicites, que l’on peut déduire de la lecture des œuvres vernaculaires, en particulier françaises, de la même époque ;
  3. il y a enfin tous les commentaires (des razos de troubadours au De vulgari eloquentia de Dante) consacrés à la poésie des troubadours. Bien que centrés sur la poésie lyrique, ces commentaires, qui se développent en genre autonome à partir du XIIIe siècle, n’en développent pas moins, incidemment, d’intéressantes considérations sur le rapport de la vie à l’œuvre en développant le potentiel narratif de la poésie troubadouresque.

Le troisième axe étant cependant quelque peu périphérique par rapport à notre objet (on renverra à ce propos au livre de Michel Zink, Les troubadours une historie poétique), c’est sur les deux premiers que l’on se concentrera ici.

On observera tout d’abord que, malgré les efforts déployés par Edmond Faral, éditeur, en 1925, des arts poétiques latins médiévaux, pour prouver l’influence de ces traités savants sur la littérature vernaculaire, il apparaît que ces deux domaines sont restés à peu près étanches l’un à l’autre. Certes, la plupart des grands auteurs en langue vulgaire connaissaient le latin, mais, à l’exception de quelques éléments de rhétorique et, bien sûr, de la reprise fréquente de sujets antiques et mythologiques, les habitudes d’écriture sont restées largement distinctes dans les deux littératures. Ni le genre romanesque, que l’on peut dire inventé en français au XIIe siècle, ni a fortiori les chansons de gestes, les fabliaux ou les genres lyriques vernaculaires n’ont trouvé le moindre écho dans les arts poétiques latins ; et les pratiques de composition orale, dont l’influence a été déterminante sur l’évolution des littératures en langue vulgaire, ont généré des habitudes d’écriture inconnues des clercs latinophones.

Les arts poétiques latins détaillent davantage de traits que l’on peut rattacher à la rhétorique et à la stylistique qu’à la narratologie au sens moderne ; néanmoins, quelques considérations intéressantes s’en dégagent dans ce dernier champ. Ainsi, le commentaire des épopées antiques atteste une préférence pour l’ordo artificialis (début in medias res) plutôt que pour l’ordo naturalis (jugé trop rudimentaire) dans la construction de la diégèse, recommandation que les auteurs vernaculaires n’ont jamais observée. Ainsi, le roman français d’Eneas, démarqué de l’Enéide vers 1160 remet-t-il tout le récit dans l’ordre chronologique, alors que la narration virgilienne représentait précisément l’exemple canonique de l’ordo artificialis (l’Enéide commence, on le sait, par raconter une tempête, puis revient en arrière). Il en va de même dans le roman arthurien : Chrétien de Troyes et ses émules racontent toujours les événements de manière linéaire, ce qui leur permet, dans plusieurs cas (Cligès, Tristan, Perceval dans l’adaptation allemande de Wolfram von Eschenbach) de faire précéder les aventures de leur héros par celles de ses parents (technique à laquelle la critique moderne a donné le nom de Doppelkursus). Cette propension doit d’ailleurs être mise en regard de la tendance des chansons de geste à raconter, dans une logique de prequel, les « enfances » des héros le plus célèbres, ainsi que les exploits de leurs ancêtres, tendance imitée par les romans en prose tardifs : ainsi Guiron le Courtois (écrit v. 1250) raconte-t-il les aventures des pères des héros arthuriens, tandis que l’immense Perceforest (fin du XIVe-XVe s.) s’attelle carrément à narrer la préhistoire de la « matière de Bretagne » en la liant à la « matière de Rome ». On rappellera, de fait, ici, l’importance de cette notion assez mouvante de « matière » (« de Rome » : les récits issus de l’Antiquité ; « de Bretagne » : la littérature d’origine celtique ; « de France » : les chanson de geste) qui servit pendant plusieurs siècles à classer les possibles chronotopes de la narration médiévale, si du moins l’on en croit le trouvère Jean Bodel, qui commenta vers 1200 cette tripartition des matières dans le prologue de sa chanson de geste des Saxons. Mais l’exemple, qui n’est pas isolé, du Perceforest nous montre bien que les trois familles ne sont pas étanches.

On rappellera aussi la distinction faite, dans les arts poétiques latins, en particulier celui de Jean de Garlande, entre historia et fabula, la première catégorie étant celle de la narration des faits vrais, la seconde celle des événements fictifs. Quant à l’argumentum, qui désigne les narrations fictives mais vraisemblables, certains ont voulu en voir une illustration dans les fabliaux français ; le genre latin de l’exemplum serait toutefois un meilleur candidat, car le vraisemblable y appuie une intention édificatrice (dont les fabliaux sont dépourvus !).

En fin de compte, un seul élément narratologique développé dans les arts poétiques latins entre réellement en résonance avec les pratiques vernaculaires, c’est celui de l’amplificatio. Faral, dans sa présentation synthétique, consacre plus de dix pages à ce procédé essentiel de la poétique médiévale (alors que celui de l’abreviatio n’a droit qu’à une demi-page), procédé auquel on doit aussi bien les développements de la prose médiolatine que l’allongement des romans arthuriens, avec cependant l’importante différence que, essentiellement rhétorique dans le domaine latin, cette technique s’applique beaucoup plus directement à l’art narratif dans la littérature vernaculaire. C’est, en fin de compte, l’esthétique de la copia qui permettra, à la Renaissance, de réunir ces deux usages différenciés de l’amplificatio.

On complétera la lecture de Faral par celle du livre classique d’Ernst Robert Curtius sur La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, quoique ce fameux examen des topoï de la littérature latine médiévale n’aborde que très périphériquement les questions liés à l’art du récit. Même les remarques liées, dans le chapitre V, aux topoï de l’exorde et de la conclusion ne s’adressent qu’aux bornes du récit.

Si l’on se penche maintenant sur ce que l’écriture en langue vulgaire a de fondamentalement original du point de vue de la réflexion narratologique en acte, on notera tout d’abord la distinction qu’elle fait très naturellement entre les instances de l’auteur et du narrateur. Comme l’écrivain, qui compose ses romans dans le silence du scriptorium ou du tablinium, sait que son œuvre sera diffusée en séances de récitations, il se garde de s’identifier à ce narrateur auquel il déléguera sa parole. Ainsi lorsque l’on lit, dans les romans de Chrétien de Troyes, que « Chrétien commence ici son conte », il ne faut pas voir dans cette mention à la troisième personne l’indice d’un orgueil césarien, mais au contraire, la pleine conscience que celui qui raconte n’est pas celui qui a composé le texte, ou plus exactement qui en a agencé la conjointure, hapax que l’on lit dans le prologue de l’Erec et Enide de Chrétien de Troyes, et dont le sens reste controversé, même si le fait que Chrétien dit avoir élaboré cette conjointure à partir d’un conte d’aventure peut apparaître assez parlante : le conte, c’est la source orale, brute, un récit sans apprêt, alors que ce qu’en fait notre romancier c’est très précisément une œuvre d’art, un roman, au sens moderne du terme, articulé et construit dans tous ses détails. Le genre romanesque, qui se détache du sens encore usuel attaché au mot roman au XIIe siècle (œuvre en langue romane), se trouve ainsi fondé par l’imposition d’un terme nouveau (conjointure) destiné à souligner la révolution narrative ainsi opérée. Narrant parallèlement, dans son Conte du graal, les aventures de Perceval et de Gauvain, Chrétien de Troyes a par ailleurs été considéré comme le père de la technique de l’« entrelacement » qui s’épanouira dans les romans en prose à partir du XIIIe et que l’on peut définir comme un montage alterné à grande échelle (on raconte les aventures d’un chevalier, puis on revient à un autre personnage, etc.). Mais, ici encore, le procédé, si original, n’a pas trouvé de commentateur d’époque pour en souligner les potentialités.

La distinction de l’auteur et du narrateur est en outre soulignée, dès Chrétien de Troyes, par l’introduction dans le récit de nombreuses incises à travers lesquelles le narrateur porte un jugement sur l’histoire qu’il raconte ou propose une interprétation de ce qui se passe dan la tête des personnages. Significativement, le terme le plus fréquent utilisé dans ces commentaires est le verbe cuidier, qui désigne la croyance subjective et potentiellement fausse (par opposition à croire) : si le narrateur peut se permettre d’imaginer une interprétation dont il n’est pas sûr de la véracité, c’est précisément qu’il n’est pas dans le secret de l’auteur, et le verbe cuidier se trouve représenter par excellence le marqueur de la focalisation externe.

Les mentions d’auteur sont donc cantonnées au paratexte (prologues ou explicits) et, parfois, aux moments où des versions concurrentes de la même histoire sont alléguées, l’auteur se posant en l’occurrence comme le gardien de la version authentique ; ainsi de Béroul qui, dans sa version de la légende tristanienne, précise bien, en un passage controversé (il s’agit de dire que Tristan était trop courtois pour s’abaisser à occire de trop vils personnages, contrairement à ce que disaient d’autres conteurs), que lui Béroul a bien — les mots sont à la rime — l’histoire en mémoire. L’auteur médiéval navigue ainsi constamment entre le respect de la tradition (affiché mais peut-être fictif : dans une civilisation qui accorde une si grande importance à la notion d’auctoritas, rien ne cache mieux l’innovation que l’allégation de ce qui existe déjà) et la fierté d’avoir élaboré une conjointure originale.

La distinction du narrateur et de l’auteur se retrouvera autour de 1400 dans la première grande querelle de la littérature française, la « querelle de la Rose », initiée par Christine de Pizan pour dénoncer la misogynie crasse de Jean de Meun dans la seconde partie du Roman de la Rose, écrite vers 1270 et qui a immédiatement propulsé cette œuvre au rang de grand classique littéraire (le seul, en fait, de la littérature médiévale française, avec peut-être le Lancelot en prose). S’opposant à l’indignation déjà « politiquement correcte » de Christine, les thuriféraires de Jean de Meun rétorquaient qu’on ne touchait pas aux autorités, laissant en outre entendre, qu’il ne fallait pas confondre Jean de Meun avec les personnages auxquels il prêtait des (longs) discours. Le caractère potentiellement spécieux de ce dédouanement, tout comme l’acharnement polémique (mais sans doute dépourvu de naïveté) de Christine à confondre les deux instances, n’est pas sans trouver des échos dans notre post-modernité critique.

Il s’en faut de beaucoup, cependant, que les termes utilisés par les auteurs médiévaux soient toujours clairs. Ainsi la chanson de geste aime-t-elle mettre en scène sa propre profération. Roland, dans la chanson qui porte son nom, rappelle à son compagnon Olivier, pour l’encourager au combat, « qu’une mauvaise chanson ne doit pas être chantée » à leur sujet. Cependant le dernier vers du même texte est plus propre à entretenir la confusion des notions qu’à l’éclaircir. Dans la phrase « Ci falt la geste que Turoldus declinet », presque chaque mot, en effet, est ambigu. La geste désigne t-elle la source ou le récit lui-même ? Décliner, est-ce réciter, copier ou adapter ? Et le verbe falt (de faillir) indique-t-il que la suite du récit est manquante ou tout simplement que l’histoire est finie ?

Par ailleurs, contrairement à une idée reçue voulant que l’on aille toujours, dans l’évolution de la littérature, de l’anonymat à l’affirmation de l’auteur, remarquons que c’est presque le contraire qui se passe dans les premiers temps de l’histoire du genre romanesque. Celui-ci commence en effet par un auteur (Chrétien de Troyes) dont l’orgueil et la conscience de soi semblent presque anachroniques pour son temps (il se vante, en un jeu de mot facile mais irrésistible, que son nom « durera autant que durera chrétienté »), et s’anonymisent largement au XIIIe siècle. Les romans en prose, en particulier, délèguent la voix narrative au « conte » lui-même (« après cette partie, le conte dit que.. »), ce qu’il faut sans doute lier à la forme prose, qui, à l’instar du sermo pedestris de la Bible, est censée véhiculer une vérité exempte de médiation. Certains auteurs sont bien allégués ici ou là, mais il ne sont guère crédibles : Gautier Map, auteur latin de l’époque d’Henri II Plantagenêt, et qui est crédité de l’écriture de La Mort le Roi Artu, était mort depuis longtemps au moment où ce roman fut écrit.

La notion moderne d’auteur prend forme au XIVe siècle, avec en Italie Dante et en France Guillaume de Machaut, qui préparent ce qui sera au XVIe siècle le sacre du poète. Dante, dans la Vita Nuova (fin du XIIIe siècle) et Machaut dans le Voir Dit (v. 1360) ne sont ainsi pas par hasard les premiers auteurs de textes autofictionnels, dans lesquels ils mêlent confidences autobiographiques et considérations sur la genèse de certains de leurs poèmes.

On rappellera enfin que la théorie et le découpage des genres médiévaux, dont l’originalité irréductible aux modèles modernes a été à l’origine de la création par Jauss de l’esthétique de la réception, mériterait pour sa part des développements particuliers. On a déjà évoqué la notion ambiguë de matière, qui désigne davantage des potentialités narratives que des genres à proprement parler. L’extension des termes lai, fabliau, dit, chanson de geste et roman montre cependant la conscience certaine que les auteurs médiévaux avaient des distinctions génériques ; ainsi les termes chanson de geste et roman restent-ils bien distinct jusqu’à la fin du Moyen Âge, époque ou roman finit par l’emporter pour désigner la narration longue. Quant aux termes désignant les genres brefs, ils articulent, sans rigueur excessive, composante légendaire (lai), conte à rire (fabliau) et texte destiné à la lecture (dit), les catégories pouvant ici encore se révéler relativement poreuses.

On ne manquera donc pas d’être attentif, dans les narrations médiévales, à des effets spécifiques qui, pour ne pas être formalisés dans un corpus théorique distinct des œuvres qui les illustrent, n’en témoignent pas moins d’une conscience aiguë d’un certain nombre de questions narratologiques redécouvertes par la critique moderne.

Références en français

Curtius, Ernst Robert ([1947] 1956), La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, traduit de l’allemand par Jean Bréjoux, Paris, PUF.

Faral, Edmond (1925), Les Arts poétiques du XIIe et XIIIe siècle, Paris, Champion.

Gingras, Francis (2011), Le Bâtard conquérant : essor et expansion du genre romanesque au Moyen Âge, Paris, Champion.

Jauss, Hans Robert (1970), « Esthétique médiévale et théorie des genres », Poétique, n° 1, p. 79-101.

Toniutti, Géraldine (2021), Les derniers vers du roman arthurien. Trajectoire d’un genre, anachronisme d’une forme, Genève, Droz.

Valles Calatrava, Jose R. & Vicente, Hernando (2021), « La narrativa en la tradición medieval », Teoría de la narrativa: Panorama histórico y selección de textos. De la antiqüedad clàsica al romantismo, Colección Humanidades, p. 26-32.

Zink, Michel (2013), Les troubadours, une histoire poétique, Paris, Perrin.

Zumthor, Paul (1972), Essai de poétique médiévale, Paris. Seuil.

Références en anglais

von Contzen, Eva (2014), “Why We Need a Medieval Narratology: A Manifesto”, Diegesis, n°3 (2), p. 1-21, en ligne, URL: https://www.diegesis.uni-wuppertal.de/index.php/diegesis/article/view/170

Pour citer cet article

Alain Corbellari, « Narratologie médiévale », Glossaire du RéNaF, mis en ligne le 23 septembre 2021, URL: https://wp.unil.ch/narratologie/2021/09/narratologie-medievale/