Par John Pier
Que peuvent apporter les sciences de la complexité à l’étude du récit ? Pour répondre à cette question, il faut commencer par comprendre la nature de ces sciences. Commençons par un exemple d’un système complexe. Ainsi que l’explique Melanie Mitchell (2009 : 3), un demi-million de fourmis légionnaires, presque aveugles et d’intelligence limitée, avancent dans un champ, sans commandant, en forme d’éventail, consommant toute proie qu’ils rencontrent sur leur chemin. À la tombée de la nuit, les fourmis s’organisent, toujours sans contrôle central, en une boule en forme de cotte de maille, protégeant leurs petits et mettant la reine à l’abri. À l’aube, la boule se dissout, fourmi par fourmi, et la marche se poursuit.
Cette action se singularise non seulement par sa capacité d’auto-organisation, sans contrôle central, mais aussi par l’aptitude de la masse des fourmis à s’adapter à son environnement et par la résistance à toute tentative de décomposer le comportement de l’ensemble des fourmis en une addition de comportements individuels. Le tout ne correspond pas à la somme de ses parties.
Afin d’appréhender les rapports entre récit et complexité, il faut d’abord cerner quelques concepts de base. Par système on comprend « des composants et des relations agissant réciproquement entre eux ; ils possèdent une structure et un comportement d’un niveau supérieur, formant un « tout » intégré ». Par système complexe, on comprend « des interactions fortes entre des composants, le feedback entre niveaux, l’émergence, l’auto-organisation, l’ouverture, l’adaptation, la croissance et le changement » (Stepney 2018 : 27[1]). Par système complexe dynamique on comprend « les systèmes qui montrent un comportement complexe changeant au niveau macroscopique ; ils émergent des actions collectives d’un grand nombre de composants agissant réciproquement » (Mitchell 2009 : 15). Par ailleurs, les systèmes complexes se distinguent des autres systèmes par l’émergence, conçue soit comme propriété holistique, non réductible aux parties, soit comme agrégat dont les propriétés ne sont pas issues d’une opération de sommation linéaire (Holland 2014 : 4). Dans le système complexe physique, « les éléments […] suivent des lois physiques, exprimés par des équations différentielles telles que les lois de la gravité de Newton ou les lois de l’électromagnétisme de Maxwell […]. Ni les lois, ni les éléments ne changent au fil du temps ; seules les positions des éléments changent » (Holland 2014 : 13). Le système complexe adaptif, par contre(par ex. les fourmis légionnaires), est composé d’« agents qui apprennent ou qui s’adaptent en réponse aux interactions avec d’autres agents » (Holland 2014 : 24) : c’est le système lui-même qui se modifie, de manière non linéaire, face à son environnement.
Quant à la complexité, sa définition varie selon le domaine où elle se manifeste. La complexité, observent Grégoire Nicolis et Ilya Prigogine, « est une de ces idées dont la définition fait partie intégrante des problèmes qu’elle soulève. […] la possibilité de réaliser des transitions entre différents modes de comportement représente la caractéristique principale de la complexité » (1989 : 232, je souligne[2]). En examinant les « transitions entre différents modes de comportement » des systèmes complexes, on constate qu’ils sont caractérisés par six propriétés typiques (Baranger 2000[3]) :
1) Les systèmes complexes contiennent un grand nombre de composants qui agissent entre eux de façon non-linéaire[4].
2) Les composants d’un système complexe sont interdépendants.
3) Un système complexe possède une structure couvrant plusieurs échelles. « L’interaction des composants à une échelle peut aboutir à un comportement global complexe à une échelle plus large qui, en général, ne peut être déduit à partir d’une connaissance des composants individuels » (Crutchfield et al. 2008 : 386).
4) Un système complexe est susceptible de déclencher un comportement émergent.
5) La complexité implique l’interaction entre le chaos et le non-chaos. Les systèmes non-linéaires fonctionnent « au bord du chaos », entre l’ordre et le désordre, basculant entre l’équilibre et des états loin de l’équilibre et générant de nouvelles formes d’auto organisation.
6) La complexité entraîne l’interaction entre la coopération et la compétition. Tel est le cas, notamment, de nombreux types d’organisation sociale.
Ces propriétés, tout comme leurs sous catégories et leurs formulations alternatives[5], ne se manifestent pas de la même manière dans tous les phénomènes complexes, et elles ne recouvrent pas l’ensemble des systèmes complexes. Malgré les mutations profondes dans les sciences naturelles et les mathématiques à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, qui ont remis en cause la mécanique classique et la physique newtonienne[6], et malgré les avancées importantes de la cybernétique et de la théorie générale des systèmes (les deux prédécesseurs immédiats des sciences de la complexité qui prennent leur essor des années 40 aux années 60 du siècle dernier), les spécialistes reconnaissent qu’il n’existe actuellement aucune théorie unifiée de la complexité et que toute tentative de formuler une définition générale de la complexité est prématurée. Plutôt donc que d’avancer des principes généraux pour l’ensemble des processus complexes auxquels des cas particuliers échapperaient, il est préférable, suggère Mitchell (2009 : 294), de mieux comprendre les phénomènes complexes séparément, et ensuite d’établir ce qu’il y a de commun ou de comparable entre eux[7]. Cette proposition a le mérite, notamment, d’ouvrir l’espace pour une enquête sur le narratif dans ses rapports avec la complexité, tout en soulevant la question de la place du récit au sein des systèmes complexes – naturels, sociaux et culturels.
Si la réflexion sur les rapports entre la complexité et les théories littéraires remonte à plusieurs décennies[8], avec des antécédents plus anciens[9], l’intérêt porté à la question par les narratologues date des années 2010. On constate la montée en puissance de l’étude des rapports entre narration et sciences de la complexité avec la publication de deux anthologies : Narrating Complexity (2018, publiée sous la direction de Richard Walsh et Susan Stepney) et Narrative Complexity : Cognition, Embodiment, Evolution (2019, publiée sous la direction de Marina Grishakova et Maria Poulaki[10]). Ces ouvrages, ainsi que la parution prochaine d’un chapitre intitulé « Hasard et complexité dans le récit » (avec des contributions par Marina Grishakova, Richard Walsh, John Pier, Maria Poulaki et Demian Battaglia) laissent apercevoir trois perspectives qui semblent s’offrir actuellement à la recherche. Une première fait état de la résistance entre la logique narrative fondamentale et les systèmes complexes. Une deuxième considère que le récit est un système complexe ou dynamique. Une troisième perspective, celle de la complexité narrative, se focalise sur l’axe systémique-agentive et l’interaction entre la complexité interne du récit et la complexité de son environnement physique, social et technologique.
Logique narrative et systèmes complexes
Pour Walsh, il existe une résistance entre la construction du sens narratif (narrative sense-making) et les systèmes complexes. Inénarrables, les systèmes complexes outrepassent les paramètres de la cognition narrative, car le narratif relève d’un mode primaire de pensée, plus primitif que le langage. « La cognition narrative, dit-il, est un moyen essentiel et puissant de la compréhension, et du même coup, il pose une contrainte forte sur notre capacité à donner un sens aux phénomènes qui résistent à sa logique, notamment au comportement des systèmes complexes » (Walsh 2018a : 12). Ou encore : « Le récit a un rôle double […] : c’est un moyen cognitif hérité par lequel nous trouvons qu’une forme est signifiante dans les processus temporels, et en même temps (pour cette raison même), il pose une contrainte assez forte sur notre capacité à agir ainsi » (Walsh, à paraître). En effet, la logique narrative de base est soutenue par un « et puis, et puis, et puis… » linéaire, d’où la définition suivante du récit, débarrassée des attributs habituels (événement, agentivité, etc.) : « Le récit est l’articulation sémiotique d’une séquence temporelle linéaire » (Walsh 2018a : 12).
Mais si la logique narrative fondamentale, réductrice, est hostile à la complexité, plusieurs voies vers la densification du récit restent néanmoins ouvertes. Tout d’abord, il y a la complexité des différents systèmes sémiotiques (linguistiques, visuels, numériques, etc.) avec lesquels tout récit doit négocier. Ensuite il y a le perspectivisme – spatial et temporel – intrinsèque à toute forme de cognition, du côté de l’émetteur comme du côté du récepteur. Parmi les autres facteurs qui contribuent à la densification du récit, on peut aussi mentionner la réflexivité. Dans le récit, la réflexivité s’affirme de plusieurs manières (le discours indirect libre, la polyphonie narrative, la métafictionnalité, les structures en abyme, la multimédialité, etc.), et elle fait ainsi obstacle à la linéarité de la logique fondamentale du récit. Enfin, l’émergence joue un rôle central dans la construction du sens narratif : « contrairement au comportement des composants du système agissant entre eux, l’émergence est une qualité du « comportement macrostructurel » d’un système, alors que le comportement sous-jacent de ces composants (qui comprend éventuellement des agents et l’environnement du système) est de toute façon ce qui produit le comportement macro émergent » (Walsh 2018b : 51[11]).
Le récit comme système complexe ou dynamique
Le récit est instable, dans son organisation interne comme dans ses rapports avec l’environnement[12]. Il se définit non pas comme structure sous-jacente mise en discours, mais par sa séquentialité, son irréversibilité. Le récit ne se construit pas non plus comme une suite de séquences narratives, basculant dans les modèles canoniques, entre un état d’équilibre et un état de déséquilibre, et dont le cumul formerait le tout du récit. Plutôt qu’une suite d’états dont la structure serait isomorphe avec celle du « récit idéal », doté d’un début, d’un milieu et d’une fin, le récit (quel que soit le médium de sa transmission), émerge des oscillations entre des états en quasi équilibre et des états loin d’équilibre. Le trait distinctif des états en quasi équilibre est leur sensibilité aux conditions initiales, la moindre fluctuation à ce niveau étant susceptible de produire des effets disproportionnés et peu prévisibles, voire aléatoires, débouchant sur des états loin d’équilibre – instables, non linéaires, asymétriques – comme dans l’effet du papillon, ou encore, quoique de manière moins spectaculaire, dans la phrase d’ouverture, en style indirect, de Ms Dalloway de Virginia Woolf : « Mrs Dalloway said she would buy the flowers herself ». Le récit se déroule suivant le principe entropique de la « flèche du temps ».
Au lieu d’une séquence fondée sur les principes « newtoniens » de la mécanique classique (déterminisme, réversibilité, stabilité), on peut envisager un système narratif ouvert, plus proche des principes de la thermodynamique hors équilibre, où l’entropie, génératrice de désordre et de chaos, joue également comme force constructive, produisant des effets d’instabilité, de non-linéarité, d’asymétrie et d’irréversibilité dans le temps. Dans les processus irréversibles de la nature (comme dans la complication de la poétique aristotélicienne), le feedback positif amplifie les fluctuations de manière parfois non anticipée, poussant le système loin de l’équilibre (le récit métafictionnel, par exemple). À partir d’un certain moment, le système hors équilibre, « au bord du chaos », déclenche une bifurcation, un « choix » entre deux ou plusieurs solutions, poussant le système « au-delà du seuil d’instabilité » pour devenir source de diversification et d’invention ; les symétries sont alors brisées, et c’est le système lui-même qui est modifié (un coup de théâtre, par exemple) ou qui bascule vers le chaos (certains passages de Finnegans Wake). Les bifurcations et les asymétries qu’elles provoquent suscitent, à leur tour, des structures dissipatives, expression qui traduit « l’association entre l’idée d’ordre et l’idée de gaspillage […] pour exprimer un fait fondamental nouveau : la dissipation d’énergie et de matière – généralement associée aux idées de perte de rendement et d’évolution vers le désordre – devient, loin de l’équilibre, source d’ordre ; la dissipation est à l’origine de ce que l’on peut bien appeler de nouveaux états de matière » (Prigogine & Stengers 1979 : 215-216).
Synonyme, en thermodynamique hors équilibre, d’émergence, les structures dissipatives (qu’on peut décrire en termes d’auto-organisation spontanée) accentuent les disparités entre le comportement global à l’échelle macroscopique et les parties qui évoluent à l’échelle microscopique, et elles manifestent, par le biais des bifurcations, « une différence intrinsèque entre les parties du système et son environnement » (Prigogine 1997 [1996] : 69). Sur cette base, la notion de « récit idéal », modelée d’après la séquence, doit être abandonnée. « Système complexe, le récit s’auto-organise dans la mesure où, à travers ses échanges avec le monde extérieur, le système lui-même évolue irréversiblement, s’adaptant de manière non-déterministe, probabiliste, aléatoire ou imprévisible, afin soit de maintenir, soit d’augmenter ses niveaux d’organisation et de complexité » (Pier 2017 : 558).
Systèmes complexes et cognition incarnée
Si Walsh et la plupart des auteurs de l’anthologie qu’il a co-dirigée (Walsh & Stepney 2018) considèrent que la logique narrative fondamentale est incompatible avec les systèmes complexes, la densification du récit étant le résultat de l’articulation sémiotique entre la logique narrative et les systèmes complexes, Grishakova et Poulaki estiment que la représentation narrative émerge de « la complexité des formes narratives [face à] la complexité de leur production et de leur expérience dans différents contextes » (Grishakova & Poulaki 2019 : 12). La complexité narrative se réfère ici à « la variabilité, le changement et l’ouverture à l’échelle agentive comme à l’échelle systémique ; [elle] correspond à l’interaction des systèmes micros et macros, prêtant aux représentations narratives un élément de complexité » (13).
Autre élément essentiel : les auteurs font état de l’homo cogitans et de l’homo narrans comme des entités complexes caractérisées par la cognition incarnée, c’est-à-dire par l’ancrage dynamique de la cognition dans son environnement biologique[13] et socioculturel (Luhmann 2010 [1985]). La cognition incarnée, selon Andy Clark, correspond au « problème de l’échafaudage de l’esprit et du corps, [et donc] à la compréhension de comment sont nées la pensée et la raison à partir d’opérations circulaire [looping] entre le cerveau, le corps et les environnements culturels et technologiques. Nous créons ces environnements de support, mais ils nous créent aussi » (Clark 2003 : 11 ; cité dans Grishakova & Poulaki 2019 : 14). L’une des conséquences de ces différents facteurs est l’idée que la complexité narrative est double, à la fois formelle et cognitive : « La complexité formelle – celle de l’organisation et de la configuration [pattern] – se traduit par des formes complexes d’engagement par le récepteur et devient synonyme de la difficulté de perception et d’interprétation » (Grishakova & Poulaki 2019 : 14).
Enfin, ce dispositif lie les systèmes complexes à un environnement narratif, c’est-à-dire à l’espace co-construit par les différents agents où l’histoire se déroule, conditionnée par des contraintes sémiotiques (Grishakova & Poulaki 2019 : 14[14]). Il en résulte une expansion de la narratologie bien au-delà des « frontières du récit » habituelles, puisque cela permet d’aborder les « histoires illimitées », en réalité grand en nombre, qui sont faiblement marquées par des débuts, des milieux et des fins ou par une organisation narrative ou le sens d’un « tout ». Ce schéma représente un cadre théorique qui s’ouvre à des corpus aussi variés que les films « complexes » (Poulaki 2011 ; 2019), les « univers multiples » (Boillat 2014), les séries télévisées (Baroni & Jost (2016), les feuilletons médiatiques (Baroni 2016) ou les franchises (Jenkins 2006 [2013]), sans parler de la panoplie des formes rendues possibles par le World Wide Web et d’autres médias. Plus généralement, les auteurs considèrent que le récit se situe à l’interface de plusieurs systèmes complexes adaptifs, jetant « une lumière nouvelle sur la dynamique entre le récit et ses environnements ». Le récit n’est pas seulement « le produit émergent d’un feedback dynamique entre une représentation et un esprit dans une sorte de boucle fermé, mais aussi […] le produit émergent de multiples interconnexions de l’esprit incarné avec un environnement physique, social et technologique » (Grishakova & Poulaki 2019 : 16).
Récit et entropie
Les trois perspectives sur la complexité et le récit que nous avons identifiées divergent à certains égards. Comment réconcilier le récit conçu en termes de résistance entre la logique narrative et les systèmes complexes avec l’idée que le récit lui-même constitue un système complexe ou avec la notion de complexité narrative mettant l’accent sur l’interaction entre la complexité interne du récit et la complexité inhérente à son environnement ? Ces orientations sont-elles incompatibles les unes avec les autres ? Existe-t-il des rapports entre elles, et si c’est le cas, selon quels critères ?
Dans une tentative de jeter de la lumière sur ces questions, Demian Battaglia (à paraître) adopte le principe d’entropie, terme tiré du grec, signifiant « transformation » et désignant le degré de désorganisation ou d’imprévisibilité d’un système. Battaglia estime que trois types d’entropie traversent, de façon variable, les perspectives sur les liens entre récit et complexité.
L’entropie chaotique, d’abord, se manifeste sous la forme du bruit (au sens informationnel) ou du désordre générés à l’intérieur du système et amplifiant l’incertitude de la prédiction[15]. La perception inattendue d’un changement au cours de cette évolution désambiguïse l’incertitude qui domine jusqu’à ce moment, produisant un effet de surprise (Walsh, à paraître) ou d’émerveillement (Walsh 2018b).
Un deuxième type d’entropie, synergétique, résulte de la fusion d’éléments d’information disparates, faisant ressurgir un surplus d’information qui ne correspond pas à la somme des éléments eux-mêmes. Au cours de ce processus survient une « modification d’information » : la collision de flux d’information accompagnés de connaissances contextuelles, de parallélismes et de conjectures de la part du récepteur (lecteur) dans une tentative de maximaliser la modification d’information et l’extraction des synergies[16]. Les « explosions sémantiques », décrites par Grishakova, qui proviennent de la « juxtaposition de registres ou de niveaux textuels » ou du « clash de séries diversement encodées », sont un exemple d’entropie synergétique. Tel est le cas aussi, dans la formulation proposée par Pier, du récit considéré comme système complexe ou dynamique situé « au bord du chaos » entre structures dissipatives et auto-organisation spontanée.
Un dernier type d’entropie, algorithmique, se caractérise par la recherche de la complexité organisée au sein de l’aléatoire, faisant ressurgir un surplus d’information. Comme cela a été indiqué par Grishakova (à paraître), Iouri Lotman, pour qui l’art se distingue par sa « capacité à transformer le bruit en information », s’est inspiré de la complexité algorithmique pour suggérer que la complexité narrative n’est déterminée qu’en partie par les structures narratives. Autrement dit, la structure, une notion réductrice, ne suffit pas pour capter le tissu des relations entre les parties et le tout d’un récit.
C’est donc grâce au principe d’entropie dans ses différentes acceptions, non exclusives les unes des autres, que l’on peut tracer les filiations entre les trois manières d’appréhender la complexité du récit que nous avons passé en revue.
Conclusion
Comment évaluer la narratologie face aux sciences de la complexité ? Que peuvent apporter ces sciences à l’étude du récit ? Si de nombreux auteurs ont parlé de récits « complexes », car compliqués, comme Ulysse de Joyce ou le film Matrix, les tentatives d’établir des liens précis et profonds entre le récit et ces concepts et catégories tels qu’ils ont évolué dans les sciences naturelles et sociales ne sont actuellement qu’à leurs débuts. Il serait prématuré d’affirmer l’existence d’une quelconque équivalence ou correspondance entre les deux domaines – un constat d’autant plus vrai qu’on trouve d’importantes divergences et des désaccords au sein de chacun de ces domaines. On peut néanmoins se demander s’il n’y aurait pas quelques raisons valables de rapprocher la narratologie des sciences de la complexité.
On écartera tout d’abord l’idée que la complexité est propre uniquement à certains types de récits (les narrations non-conventionnelle, par exemple) ou, sur le plan diachronique, qu’elle se limite à certaines époques et/ou aires culturelles. On postulera plutôt l’éventuelle pertinence générale des principes de la complexité pour la narrativité, et donc pour les potentialités de sens (meaningfulness) et l’interprétabilité des récits dans toutes leurs formes qui en découlent. La nature transdisciplinaire des sciences de la complexité est, pour les narratologues, une invitation à réexaminer, à comparer et éventuellement à repenser certains aspects de la théorie narrative à la lumière de ces nouvelles évolutions disciplinaires.
Les différentes pistes de réflexion sur les rapports entre la narrativité et la complexité esquissées ici, en partant de trois perspectives – la résistance entre la logique narrative fondamentale et les systèmes complexes, le récit comme système complexe ou dynamique et le récit entre systèmes complexes et cognition incarnée –, se résument en trois types d’entropie : chaotique, synergétique et algorithmique. La question du caractère entropique du récit étant ainsi posée, on peut conclure, avec Mieke Bal, que « la narratologie n’est pas une grille destinée à simplifier la littérature, mais un outil qui vise à rendre visible la complexité des textes narratifs » (2019 : 247).
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Notes
[1] Voir aussi Holland (2014 : 1-12).
[2] Voir aussi Bertuglia & Vaio (2005 [2003] : 275 et 286). Sur les différentes mesures de la complexité, voir Mitchell (2009 : 94-111).
[3] Voir aussi Pier (2017 : 536–538).
[4] À noter, cependant, le fait que les biologistes considèrent que la complexité des organismes s’explique non par le nombre des gènes mais par leurs interactions (cf. Mitchell 2009 : 233).
[5] Par exemple 1) feed-back, 2) émergence, 3) nature relationnelle, 4) ouverture, 5) réflexivité, 6) stabilité, 7) points de basculement, 8) échelles temporelles multiples, 9) échelles spatiales multiples (Stepney & Walsh 2018 : 319-320).
[6] Voir à ce propos Prigogine et Stengers (1979) ainsi que Prigogine (1996 [1997]).
[7] Pour d’autres ouvrages d’initiation aux sciences de la complexité, voir Gleick (1987) and Gell-Mann (1994).
[8] Voir la bibliographie de l’introduction de Grishakova et Poulaki (2019).
[9] Par exemple, l’art comme « désautomatisation » de la perception (Chklovski 1917 [1983]) ; « Le système d’une série littéraire est avant tout le système des fonctions de cette série, en corrélation constante avec les autres séries » (Tynianov 1925-1927 [1991] : 240) ; l’œuvre d’art comme « formation construite à partir de plusieurs niveaux hétérogènes » (Ingarden 1931 [1983]).
[10] Voir aussi Poulaki (2011).
[11] Voir Kubík (2003) et Walsh 2011. Porter Abbott (2008) soutient qu’en raison de l’ « instance centralisatrice » du récit, la représentation de la causalité complexe des processus émergents est incompatible avec la forme narrative. Marie-Laure Ryan (2019) estime que l’approche complexe est invalidée au niveau des relations texte-auteur, en raison de l’absence de contrôle auctorial, mais qu’elle est fructueuse pour la modélisation de l’intrigue.
[12] Voir Pier (2019).
[13] Voir Varela & Maturana(1980) sur l’autopoiesis.
[14] Voir aussi Gubrium & Holstein (2009).
[15] Déjà en 1971 Bruno Arnheim opposait la tension productrice entre entropie et structuration à l’ordre stérile de l’esthétique classique.
[16] Voir Grishakova (à paraître) sur l’ « interférence » (Serres 1980) et le « parasite » (Serres 1987).
Pour citer cet article
John Pier, « Complexité et récit / Complexity and Narrative », Glossaire du RéNaF, mis en ligne le 10 juillet 2022, URL: https://wp.unil.ch/narratologie/2022/07/complexite-complexity/