Par Monika Fludernik
Traduit de l’anglais par Raphaël Baroni
Dans Towards a « Natural » Narratology, Monika Fludernik (1996) propose une approche des récits basée sur des paramètres cognitifs, et donc « naturels », afin d’élargir les modèles narratologiques classiques (structuralistes) – Genette (1972), Stanzel (1984), Chatman (1978), Bal (1985), Rimmon-Kenan (1983) – pour aborder la fiction postmoderniste, laquelle n’a pas été considérée en détail par la théorie du récit traditionnelle. En même temps, l’approche des récits décrite dans Towards a « Natural » Narratology vise à montrer l’existence d’une continuité entre la fiction et les récits conversationnels – également appelés « naturels » par Pratt (1977) sur la base des travaux de Labov (1972) – ce qui permet d’analyser le développement diachronique des récits du Moyen Âge à nos jours, en se concentrant particulièrement sur la façon dont les textes anglais vernaculaires de la fin du Moyen Âge et du début de la période moderne ont adopté des structures narratives conversationnelles et les ont progressivement modifiées.
Le terme naturel dans le titre de cette étude est lié à trois domaines d’usage et il est explicitement séparé d’une conception normative de la naturalité (naturel vs non naturel). Tout d’abord, Fludernik associe le terme à la narration naturelle, une appellation désignant les récits conversationnels qui se produisent naturellement. Il s’agit d’histoires produites oralement, centrées sur les expériences vécues par le narrateur (ou par quelqu’un d’autre, dans les récits menés à la troisième personne et qualifiés de « virariants »[1]) qui sont jugés dignes d’être racontée (tellable) et encadrées par une conversation en cours, au sein de laquelle l’histoire apporte une contribution pertinente au récit, ce qui lui confère un intérêt (en anglais a point). Fludernik poursuit en introduisant le concept clé d’expérientialité sur la base de cette dynamique de la racontabilité (tellability) et de l’intérêt et elle le définit comme la caractéristique déterminante de la narrativité. Dans son modèle de narratologie naturelle, la narration naturelle, c’est-à-dire conversationnelle, constitue un prototype de narration qui s’applique également aux récits fictifs, écrits et littéraires, bien que de manière plus complexe, étendue ou modifiée.
La deuxième source du terme naturel provient de la linguistique cognitive, en particulier de la natürlichkeitstheoretische Linguistik de Wolfgang Dressler (1989) – en français, voir (Kilani & Dressler 2005). Dans cette approche linguistique, la tendance de la langue à adopter des paramètres par défaut (en syntaxe, morphologie, phonologie, etc.) est considérée comme « naturelle » dans la mesure où elle constitue le choix le plus courant pour les locuteurs. Les relations d’iconicité, par exemple la préférence pour l’enchaînement des récits d’actions dans l’ordre dans lequel ces actions se sont produites (veni, vidi, vici), sont des exemples de préférences « naturelles ». Le caractère naturel tel qu’il est employé par les linguistes – voir Bolinger (1977: x) – est lié au cadre cognitif de la théorie des prototypes et aux théories de l’incarnation (embodiment) – issues de l’ouvrage fondamental de George Lakoff, Women, Fire and Dangerous Things (1987). L’incarnation constitue un élément central de la narratologie naturelle.
La troisième source du terme naturel provient de la naturalisation, un concept employé par Jonathan Culler (1975 : 134-60) pour caractériser le processus de lissage des incohérences dans les récits par le lecteur. Tamar Yacobi (1987; 2001), dans son travail sur la narration non fiable, considère la thèse du manque de fiabilité comme une stratégie pour rendre compte d’une contradiction textuelle ou sémantique, et ces stratégies sont en fait des naturalisations qui tentent d’expliquer les incohérences observées. La narratologie naturelle affirme que les lecteurs qui rencontrent des structures textuelles qui ne sont pas narratives (comme les listes, les formats de questions-réponses, les descriptions qui prennent le dessus sur le récit) naturalisent ces phénomènes comme des récits en leur imposant un cadre narratif ou, pour reprendre les termes de Fludernik, en narrativisant un matériel textuel qui n’est pas narratif en lui-même. Ainsi, le format question-réponse de l’épisode « Ithaque » de l’Ulysse de Joyce est généralement narrativisé par les lecteurs lorsqu’ils établissent quelles sont les actions (minimales) accomplies par Bloom et Stephen dans la cuisine de la maison de Bloom.
La thèse de la narrativisation est à l’origine d’un dissensus essentiel avec l’école de la narratologie non naturelle (unnatural narratology, qui s’inspire de la narratologie naturelle)[3]. Selon Jan Alber et Brian Richardson, la narratologie naturelle, bien qu’elle se concentre sur le phénomène de la naturalisation, est incapable de prendre en compte de manière adéquate des expériences radicales en matière de narration, puisqu’elle tend à réduire les récits expérimentaux à des cadres mimétiques. Ils adoptent ainsi le point de vue d’Andrew Gibson (1996), qui plaidait pour l’émergence d’une version postmoderniste de la théorie narrative. Selon Fludernik, la théorie de la narrativisation telle qu’elle est exposée dans Towards a « Natural » Narratology est fondée sur les préférences mimétiques de la plupart des lecteurs. Cependant, un cadre cognitif renvoyant à l’écriture métafictionnelle peut être ajouté à la narratologie naturelle pour tenir compte de l’attention que certains (rares?) lecteurs portent aux modèles narratifs naturellement impossibles ou ludiquement fantastiques et contre-intuitifs[i].
Les principaux préceptes de la narratologie naturelle peuvent être résumés comme suit :
- La narrativité n’est pas principalement constituée par l’intrigue ou par l’acte de raconter, ni par une conjonction des deux (comme le proposent Stanzel, Genette, Chatman et d’autres), mais par l’expérientialité, c’est-à-dire par la relation dynamique entre la racontabilité et l’intérêt. Cette thèse, qui marginalise l’intrigue et met l’accent sur la représentation de l’esprit, a été très controversée, mais des définitions plus récentes de la narrativité par Werner Wolf et Marie-Laure Ryan, qui se concentrent sur l’illusion esthétique (Wolf 1993, 2013) et la création de mondes fictionnels (Wolf 2003 ; Ryan 2006 ; Herman 2009, Herman et al. 2012) ont été beaucoup plus encline à accueillir le concept d’expérientialité.
- La narration repose sur des paramètres cognitifs qui permettent aux conteurs et à leurs auditeurs de comprendre le monde (qu’il soit factuel ou fictif) en termes de cadres ou de scripts. Ce premier niveau de compréhension correspond au niveau de la mimésis I de Ricœur (1983).
- Dans le processus de la lecture des récits, ou de leur réception, trois niveaux supplémentaires, basés sur des paramètres cognitifs, sont impliqués. Il y a d’abord le second niveau des situations narratives, qui met en lumière différentes manières d’accéder au monde fictionnel – Fludernik distingue ici : RACONTER, FAIRE L’EXPÉRIENCE DE, PERCEVOIR et RÉFLÉCHIR (Fudernik 1996 : 50). Il s’agit de différentes formes de constitution de la conscience : au moyen du mode de la narration (RACONTER), au moyen de la conscience du protagoniste (FAIRE L’EXPÉRIENCE DE), au moyen de la conscience d’un témoin (PERCEVOIR) et au moyen de la narration autoréflexive (RÉFLÉCHIR). Le troisième niveau est celui des attentes liées au genre, par exemple le cadre du Bildungsroman ou celui de la romance médiévale. Enfin, le quatrième niveau est constitué par la narrativisation, c’est-à-dire par la transposition cognitive du texte en récit, surtout si la structure de surface de ce texte n’invite pas particulièrement à cette opération.
La narrativité naît d’une interaction entre un sujet qui constitue la base du récit, qui est constitué par l’expérientialité humaine, et un processus de médiation ou de narrativisation de ce sujet par le filtre de la conscience, en recourant à une classification générique et à des cadres tels que FAIRE L’EXPÉRIENCE DE ou PERCEVOIR. Le résultat de ce processus est la narrativité, qui peut être analysée comme une expérientialité médiatisée.
Dans ce modèle, l’incarnation joue un rôle central car la cognition humaine est basée sur notre corporalité et sur son positionnement dans un environnement. Cet aspect a fait l’objet d’une attention particulière de la part de narratologues cognitivistes tels que Karin Kukkonen ou Marco Caracciolo (Caracciolo 2014 ; 2016 ; 2020 ; Caracciolo & Kukkonen 2014, 2021 ; Kukkonen 2019). Les cadres FAIRE L’EXPÉRIENCE DE et PERCEVOIR sont liés aux modèles de narration conversationnelle (récits personnels et récits de témoins). Pour une explication plus approfondie, voir Fludernik (2018 ; 2010).
La narratologie naturelle ne se contente pas de proposer une théorie du récit qui, dans une certaine mesure, combine le modèle de Stanzel avec des idées issues des sciences cognitives et de l’analyse du discours. Elle montre également comment analyser des récits qui s’écartent des normes du réalisme, que ce soit en utilisant des pronoms bizarres pour désigner les protagonistes (comme vous ou on), en racontant les actions avec des temps inhabituels (comme le futur ou les récits au conditionnel ou au présent) ou en s’appuyant sur des stratégies narratives métafictionnelles, sur une écriture hermétique ou sur des jeux de mots. La discussion sur ces textes montre que les modèles de narrativisation mimétique sont facilement applicables à la plupart de ces textes, mais pas à tous. Les représentants de la narratologie non naturelle diront qu’en se concentrant sur la narrativisation, l’importance de l’expérimentation narrative est occultée ou marginalisée. Cependant, en supposant qu’il existe des lecteurs susceptibles d’apprécier l’ébranlement des paramètres et des cadres habituels, on pourrait inclure un genre renvoyant à ces textes et univers narratifs expérimentaux et non naturels qui répondrait à ces goûts sans exiger l’abandon de la théorie de base comme modèle utile pour analyser tous les types de récits.
Enfin, dans les chapitres 2 à 5 de Towards a « Natural » Narratology, Fludernik propose également une analyse diachronique des récits littéraires de langue anglaise en introduisant d’abord un modèle de narration conversationnelle dérivé des travaux de Labov, puis en montrant que ce modèle peut être retrouvé dans les récits vernaculaires anglais de la fin du Moyen Âge et dans les premiers textes modernes. Fludernik avance ensuite la thèse selon laquelle ce modèle résiduel se dissout lentement sous l’influence des modèles de narration écrite italiens, français et latins et évolue progressivement vers des modèles typiques du roman. Fludernik mène actuellement un projet intitulé Narratologie diachronique, qui vise à offrir une meilleure contextualisation et une analyse textuelle plus approfondie pour corroborer cette thèse. Entretemps, la dimension diachronique a gagné en importance dans la narratologie contemporaine (von Contzen 2014).
Pour une critique et une évaluation du modèle de la narratologie naturelle, on peut consulter le numéro spécial du journal Partial Answers paru en 2018 dédié au vingtième anniversaire de Towards a ‘Natural’ Narratology . Ce numéro édité par John Pier (2018) inclut des articles de Jonathan Culler, Dan Shen, Brian McHale, Karin Kukkonen et Jonas Grethlein, entre autres.
Références
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Alber, Jan, Stefan Iversen, Henrik Skov Nielsen & Brian Richardson (2013), « What Really is Unnatural Narratology? », Storyworlds, n°5, p. 101-118. (= Alber et al. 2013b)
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Références en français
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Richardson, Brian (2018). « De la narratologie non naturelle », in Introduction à la narratologie postclassique. Les nouvelles directions de la recherche sur le récit, traduit par Sylvie Patron à partir d’une première version de Catherine Favier Kelly, S. Patron (dir.), Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, p. 167-181.
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Note
[1] En anglais, dans le domaine de l’analyse des récits conversationnels, on qualifie ces récits de vicarious.
[2] Pour une introduction à la narratologie non naturelle, voir (Alber et al. 2010 ; 2013a ; 2013b ; Alber & Heinze 2011 ; Alber 2016 ; Richardson 2006 ; 2015 ; 2018). La narratologie non naturelle a été discutée de manière assez controversée – comparer Petterson (2012), Klauk (2013), von Contzen (2017) – et elle a fait l’objet d’un échange entre Fludernik (2010 ; 2012) et Alber et al. (2012).
[3] En anglais, le mot unnatural (c’est-à-dire anormal, contre-nature) a des connotations d’écart vis-à-vis d’une norme; le terme non-natural, par contre, ne les a pas. C’est pour cette raison que Fludernik préfère l’usage du second terme..
Pour citer cet article
Monika Fludernik (traduit de l’anglais par Raphaël Baroni), « Narratologie naturelle / Natural Narratology », Glossaire du RéNaF, mis en ligne le 11 janvier 2022, URL: https://wp.unil.ch/narratologie/2022/01/narratologie-naturelle-natural-narratology/