Narratologie dans l’antiquité grecque

Par Raphaël Baroni

Mimesis et diegesis

Platon et Aristote se sont penchés l’un comme l’autre l’existence de différents modes de représentation d’une histoire, dessinant les contours d’un débat qui demeure encore, dans ses grandes lignes, celui de la narratologie transmédiale. Le premier déploie sa condamnation de la mimèsis dans un ouvrage visant à définir les contours d’une république idéale, tandis que le second s’attache à élaborer une poétique plaçant les genres dramatiques au cœur de sa réflexion. Cette différence de cadrage, à la fois poétique et politique, apparaît fondamentale pour comprendre la théorisation des formes narratives dans l’antiquité grecque, dans la mesure où les questions formelles sont indissociables de leur portée éducative, éthique ou esthétique.

Les discussions sur les rapports entre mimesis et diegesis n’aboutissent jamais à une exclusion des représentations mimétiques, incarnées à l’époque par les genres de la tragédie et de la comédie, du domaine de la narrativité. La distinction n’est d’ailleurs pas fondée sur une opposition simple entre les deux modes, mais dessine plutôt un rapport d’inclusion propre à différents genres narratifs. Aristote estime en effet que l’imitation des actions humaines (mimesis praxeos) peut se faire directement, avec des comédiens qui agissent et parlent sur une scène, ou indirectement, par le truchement de la narration (diegesis). Platon soutient au contraire que l’histoire peut être simplement racontée par le poète (haple diegesis) ou qu’elle peut être racontée à travers l’imitation (diegesis dia mimeseos), la représentation théâtrale impliquant que les acteurs contrefassent leurs voix et leur apparence pour endosser l’identité de personnages qu’ils font semblant d’incarner. À ces deux catégories, Platon ajoute une forme intermédiaire, qui se caractériserait par un mélange de narration et d’imitation, cette dernière renvoyant aux dialogues des personnages ou au descriptions vivantes que l’on trouve dans le genre épique.

La différence entre le récit verbal et la représentation scénique d’une histoire ne se formule donc pas comme une alternative entre raconter et imiter. Par contre, la question se pose donc de savoir quel est le moyen le plus direct ou le plus simple pour raconter une histoire, et ce critère n’est pas dépourvu d’enjeux, aussi bien médiologiques que politiques ou éthiques. Si la forme fondamentale est celle du poète qui raconte son histoire sans recourir à l’imitation, alors cela donne le privilège à une conception verbo-centrique de la narrativité. En revanche, si cette forme la plus directe est incarnée par la représentation scénique, alors c’est le récit verbal qui devient secondaire et le narrateur n’est pas seulement optionnel quand il s’agit de raconter une histoire, mais son rôle consiste en fait à tenter de reproduire par des moyens verbaux une représentation de l’action susceptible de rivaliser avec l’imitation directe, telle qu’elle peut être portée par les gestes, les corps et les voix des comédiens.

Cette prise en compte de la dimension mimétique des représentations verbales est illustrée en particulier dans la discussion platonicienne concernant les formes mixtes. Lorsque le poète recourt aux artifices de la description vivante et des dialogues directs, il cherche à offrir une représentation plus mimétique de l’histoire, de sorte que son tissu de mots se transforme en une sorte de théâtre mental ou de scène imaginaire. On retrouve ainsi dans l’opposition entre narration mimétique et narration simple un ancêtre des catégories esthétiques modernes du showing et du telling popularisées par Henry James, lesquelles renvoient à des styles narratifs qui se distinguent en fonction de leur degré de mimétisme. Aujourd’hui, les approches transmédiales nous inviteraient plutôt à rattacher à la narration « mixte » des dispositifs mélangeant une narration verbale avec la monstration de la scène racontée, comme cela arrive, en bande dessinée ou au cinéma, quand la représentation des personnages et de leurs dialogues cohabite avec un récitatif porté par un cartouche ou une voix over.

Hiérarchisation des modalités narratives

La discussion antique sur les formes narratives inclut non seulement une réflexion sur les différentes modalités médiatique par lesquelles les formes narratives peuvent s’incarner, mais également une réflexion sur les effets potentiels des récits sur l’auditoire, que ce soit dans une perspective éducative, curative, morale ou politique.

La réflexion d’Aristote sur la dimension anthropologique de la mimesis apparaît particulièrement féconde pour envisager la question de l’émergence des compétences narratives. Sur ce point, si l’on a longtemps cru que les compétences narratives dérivaient de l’apparition du langage, les théories évolutionnistes les plus récentes proposent plutôt un scénario inverse, à savoir que les capacités imaginatives précéderaient le verbe et en conditionneraient la forme et les usages, notamment narratifs. Aristote avait donc probablement raison de considérer que l’homme est un animal pour lequel l’imitation est naturelle et d’ajouter que cette capacité imitative a constitué un socle pour les apprentissages sociaux, pour l’apparition des arts et pour la capacité à (se) raconter des histoires.

Ainsi que l’a montré William Marx (2011 : 131), la discussion portant sur la catharsis a rencontré un succès « vertigineux » dans l’histoire des idées, mais elle a passablement dérivé de la conception antique des humeurs sur laquelle elle se fondait. Toutefois, cet intérêt sans cesse renouvelé pour le phénomène de la « purgation des passions », quel que soit le sens que l’on donne à cette expression, souligne le caractère incontournable d’une réflexion sur le « retraitement fictionnel des affects » (Schaeffer 1999 : 325). En mettant en scène l’expérience humaine et en invitant l’auditoire à partager, d’une manière ou d’une autre, la dimension affective de cette expérience, il devient possible d’engendrer des émotions esthétiques parfois très violentes sans être exposé aux dangers réels qui les conditionneraient dans dans une expérience non médiée. Un tel élargissement du spectre des expériences affectives est évidemment susceptible de remplir un grand nombre de fonctions, que ce soit à une échelle psychologique ou sociale.

Platon, en revanche, se méfie de la séduction des récits qui recourent à l’imitation, car ils risquent selon lui d’aboutir à une confusion entre la réalité et son référent imaginaire. Bien avant Brecht et la critique moderne de l’immersion, il jugeait ainsi que la narration simple était plus honnête, car moins directe et donc moins susceptible de contaminer l’auditoire et de l’éloigner du réel, que le récit recourant à l’imitation. Autrement dit, le récit verbal serait préférable au récit théâtral – aujourd’hui on ajouterait à la liste : le cinéma, la télévision, la bande dessinée, les jeux de rôles ou les jeux vidéo –, parce qu’il interposerait la voix du poète entre le monde de l’auditoire et le monde raconté, et se situerait pour cette raison à une plus grande distance de la scène imaginaire simulée par l’artefact narratif. La dénonciation par Platon des récits qui contaminent l’auditoire constitue par conséquent une approche ciblant au premier rang les modalités les plus mimétiques de la narrativité et Schaeffer (1999) a montré que les inquiétudes contemporaines concernant les pratiques vidéoludiques – alternativement perçues comme un défouloir ou comme la source de pulsions destructrices – ne sont pas étrangères à ces considérations morales. La réflexion sur les effets inconscients des récits s’est prolongée par ailleurs dans les critiques marxistes, féministes ou postcoloniales, qui dénoncent la manière dont les formes narratives véhiculent des idéologies et façonnent les comportements et les croyances de l’auditoire en naturalisant ses représentations du monde.

Références

Aristote (2021), Poétique, traduit par P. Destrée, Paris, GF Flammarion.

Baroni, Raphaël & Romain Bionda (2019), « La mimèsis en tension. Entretien avec Raphaël Baroni », Interférences littéraires / literaire interferenties, n° 23, p. 209-231. URL : http://www.interferenceslitteraires.be/index.php/illi/article/view/1048

Gaudreault, André (1999), « Narratologie des premiers temps : la mimèsis et la diégésis », in Du littéraire au filmique. Système du récit, Paris, Armand Colin, p. 55-69.

Kukkonen, Karin (2020), Probability Designs. Literature and Predictive Processing, New York, Oxford University Press.

Marx, William (2011), « La véritable catharsis aristotélicienne. Pour une lecture philologique et physiologique de la Poétique », Poétique, n° 166, p. 131-154.

Pelletier, Jérôme (2008), « La fiction comme culture de la simulation », Poétique, n° 154 p. 131-146.

Pierre, Maxime (2021), « D’un récit à l’autre. Retour sur la notion de diègèsis de Platon à Aristote », Poétique, n° 189, p. 123-143. DOI : https://doi.org/10.3917/poeti.189.0123

Platon (2004), La République, traduit par G. Leroux, Paris, GF Flammarion.

Schaeffer, Jean-Marie (1999), Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil.

Sorci, Antonino (2020), « Le régime cathartique à l’ère du storytelling », Cahiers de Narratologie, n° 37. DOI: https://doi.org/10.4000/narratologie.10633

Valles Calatrava, Jose R. & Vicente, Hernando (2021), « Teorías de la narrativa en Grecia y Roma », Teoría de la narrativa: Panorama histórico y selección de textos. De la antiqüedad clàsica al romantismo, Colección Humanidades, p. 11-25.

Pour citer cet article

Raphaël Baroni, « Narratologie dans l’antiquité grecque », Glossaire du RéNaF, mis en ligne le 30 septembre 2021, URL: https://wp.unil.ch/narratologie/2021/09/la-narratologie-dans-lantiquite-grecque/