Relatabilité / Relatability

Par Jan Baetens

On appelle relatable (le mot est un pur calque de l’anglais, le terme étant proprement intraduisible de manière littérale[1]) une personne, une situation ou un récit auquel on peut s’identifier, dont on se sent proche. Jusqu’à présent, le caractère de relatabilité n’a guère été pris en considération par les narratologies, en dépit de l’importance capitale de cette catégorie dans la création et, surtout, dans le succès ou l’échec des séries télévisées et, sans doute, de la littérature populaire en général, où le rapport personnel entre public réel et personnage fictif joue toujours un rôle de premier plan.

L’intérêt récent pour la notion de relatable – à ne pas confondre avec celle de “reliable” (digne de confiance) ou de ”racontable” (qui mérite d’être raconté, suffisamment intéressant pour l’être) – est à situer dans le contexte plus large d’une mise en question des critères qui encadrent nos jugements, qu’ils soient esthétiques ou éthiques: d’une part, comment évaluer des formes et des manière de faire ; et d’autre part, que penser de leur valeur en termes humains et autres (car nos valeurs actuelles s’étendent à la vie d’autres espèces, comme à celle de la planète)?

Traditionnellement, ce qui nous fait aimer telle pièce, tel genre, tel style, tel auteur plutôt que tels autres, pouvait encore se résumer par des adages classiques tels que “le beau, le bon, le vrai”, ou encore “divertir et instruire”. Nous plaisait ce qui nous apportait quelque chose sur les plan cognitif (le vrai, y compris ses revers, comme le mensonge), esthétique (le beau, dont le laid n’est jamais absent, mais aussi le simple plaisir du divertissement ou de l’évasion) et moral (le bon, avec le frisson du mal en bonus). À quoi il convient d’ajouter, dans nos sociétés modernes, qui vivent de renouvellement permanent des objets consommables, la fascination du neuf, voire du neuf pour le neuf.

Ces considérations n’ont rien perdu de leur actualité, mais elles ne suffisant plus à expliquer les divergences ou, au contraire, les curieuses symétries dans la réception d’un livre ou d’une série. De nouvelles catégories sont nécessaires, et dans ce débat, deux livres de Sianne Ngai, autrice non encore traduite en français, occupent aujourd’hui une place de premier rang : Ugly Feelings (2005) et Our Aesthetic Categories (2012). Dans le sillage d’Adorno et Horkheimer, mais sans suivre le ton apocalyptique de leurs thèses sur l’industrie culturelle, Ngai part de l’idée que la société hypercapitaliste dans laquelle nous vivons a changé radicalement la nature des œuvres, et davantage encore nos manières d’en faire l’expérience. Elle démontre ainsi que les anciens clivages, par exemple “beau versus laid” ou “ancien versus moderne”, ne sont plus hégémoniques mais s’effacent au profit de nouvelles catégories, écartées jusqu’ici comme mineures ou fausses, telles que “zany” (loufoque), “cute” (mignon) ou “interesting” (intéressant).

Un récent article de Brian Glavey, “Having a Coke with You is Even More Fun Than Ideology Critique” (2019), propose d’ajouter une notion plus inattendue encore à la liste de Ngai: celle de relatable. Bien que son analyse porte sur le discours poétique, non sur la prose narrative ou le récit visuel, le concept de relatable éclaire une dimension capitale de notre rapport contemporain au récit. Glavey insiste beaucoup sur le fait que le relatable peut être conçu comme ce qui annule la distance entre ce qui est proposé au lecteur (le livre, plus généralement l’œuvre d’art) et sa vie de tous les jours (qui, en général, n’a rien de livresque ni d’artistique). Il en déduit, à titre d’hypothèse, que le succès d’une production moderne ne tient plus seulement à ses qualités intrinsèques mais aussi à sa capacité d’engendrer cette impression de relatabilité, qu’il distingue de l’identification au sens étroit du terme, et dont il souligne la capacité de créer des liens entre lecteurs ou spectateurs. La relatabilité s’avère être un agrégateur puissant dans la manière dont se constituent des groupes de fans autour des œuvres, soulignant par là un glissement culturel d’une approche fondée sur le jugement “objectif” des œuvres à une approche plus “subjective”, ouverte à l’intervention active du public dans le traitement des faits esthétiques.

Références

Glavey, Brian (2019), “Having a Coke with you is even more fun than ideology critique”, PMLA, n°134 (5), p. 996-1011,

Ngai, Sianne (2005), Ugly Feelings. Cambridge (MA), Harvard Unuiversity Press.

Ngai, Sianne (2012), Our Aesthetic Categories. Cambridge (MA), Harvard Unuiversity Press.

Note

[1] En anglais, l’expression « to relate to something/somebody » signifie être concerné et un « relative » est un proche ou un parent.

Pour citer cet article

Jan Baetens, “Relatabilité / Relatability”, Glossaire du RéNaF, mis en ligne le 20 avril 2020, URL: https://wp.unil.ch/narratologie/2020/04/relatabilite-relatability/