Dans cette nouvelle publiée en 2004 par Marie NDiaye, une femme et son grand fils, d’âges indéterminés, marchent dans une campagne détrempée jusqu’à un arrêt de bus, afin de se rendre à Rouen. Les circonstances de ce voyage sont tout d’abord inconnues. Puis on apprend, d’une part, que c’est l’interruption d’un éternel climat pluvieux qui a permis de l’entreprendre, d’autre part que la mère a l’intention de revenir seule. Deux circonstances (le climat étrange, la décision d’égarer un enfant) qui infléchissent le genre du récit en direction du conte – on y reviendra.
Un travail sur le point de vue
Le récit commence de manière omnisciente, à la 3e personne ; une omniscience qui ne sert pas à naviguer dans les diverses consciences des protagonistes, mais plutôt à créer un climat d’objectivité quant aux informations fondamentales dont doit disposer le lecteur sur la situation initiale. Puis, rapidement, le point de vue s’attache au personnage de la mère – alors qu’il restera externe de bout en bout, s’agissant du fils. Les verbes d’expression des pages 167-168 en témoignent : pour le fils, ces verbes se maintiennent au seul niveau du discours («disait parfois», «reprenait», «répétait») ou du langage corporel («hochait la tête», «approuvait gravement»), tandis que la mère bénéficie de verbes d’expression («elle lui répondait doucement») comme de réflexion («s’étonnait», «songeait-elle parfois», etc.).
C’est à partir du bas de la page 168 que le point de vue devient clairement interne à la mère. Il s’agit bien là d’un rapport qualitatif à l’information, fondé sur un sentiment irrépressible de la mère par rapport au fils, et qui ouvre la séquence: «Il est insupportable». Ce sentiment va ensuite se préciser: «bête», «pas méchant», probablement illettré. Il y aurait bien, en outre, un rapport quantitatif par lequel la mère apparaît comme un foyer narratif, puisque la mère sait quelque chose que le fils semble ignorer: elle rentrera seule de Rouen. À ce stade, on peut inférer du texte que la mère compte laisser son fils dans une institution spécialisée. Mais cette focalisation est fallacieuse, comme on s’en rendra compte à la fin de la nouvelle, car le fils connaît les plans de sa mère. Un autre foyer narratif existe, virtuel pourrait-on dire, à l’insu de la mère, sans que l’on puisse déterminer s’il s’ancre ou non dans le personnage du fils, mais qui semble unanimement partagé par les occupant·e·s du bus, et qui porte sur la «révélation» du titre. Le terme de foyer est dès lors peu pertinent, et sans doute ces informations inaccessibles sont-elles à rattacher à ce que Shen (2019) nomme «progression cachée». On notera l’ironie par laquelle la mère, p. 169, met en doute la compétence de lecture de son fils, alors que ce sera elle, quelques instants après, qui ne pourra plus déchiffrer la situation. Nous-mêmes en sommes exclu·e·s, puisque la narration ne quittera plus le point de vue maternel.
C’est là le trait le plus saillant de la nouvelle: parce que nous n’avons accès qu’au point de vue de la mère, et en vertu du principe selon lequel vivre avec quelqu’un peut nous empêcher de prendre du recul sur l’identité profonde de cette personne, la révélation ne nous est pas révélée. Nous la constatons sur les occupant·e·s du bus, littéralement par le reflet (p. 173) de cette révélation sur leurs visages, mais nous ne la comprenons pas.
Compréhension et interpétation
Il peut être intéressant d’envisager la nouvelle dans la perspective d’un découplage entre compréhension et interprétation (Vandendorpe, 1992). À condition, bien sûr, de faire la part des choses entre la compréhension du texte lui-même (son lexique, sa syntaxe etc.) et celle de la situation diégétique telle qu’elle est thématisée dans le texte, où quelque chose qui échappe à la mère, et donc aux lecteur·trice·s, semble compris de tous les autres personnages. Mais c’est là qu’un découplage devient possible, car si nous sommes exclu·e·s de cette compréhension inscrite dans la diégèse, nous n’en sommes pas moins susceptibles de nous ouvrir à une interprétation de la situation; en particulier s’agissant d’une lecture religieuse, biblique ou mystique, de la nouvelle, type de lecture traditionnellement associé à l’exercice de l’exégèse.
Il faut toutefois nuancer cette analyse, car on ne peut pas affirmer avec certitude que quiconque, parmi les personnages du texte, ait «compris», au sens intellectuel, ce qui s’y passait. Un indice à faire valoir, pour lancer une réflexion sur la nature même de la compréhension, est à observer dans le début du texte, et dans la façon très idiomatique dont le fils semble «comprendre» le monde qui l’entoure. Cette façon est en effet fortement itérative; elle revient sans cesse sur le présent de l’expérience, ce qui a le don d’énerver sa mère, mais nous renseigne quant à son mode singulier de compréhension du monde, qui en revient toujours au même constat, au même étonnement: «plus de différence entre le chemin et les champs» (p. 168). Ce mode de compréhension, qui préfère voir l’uniformité diluvienne, sauvage de la terre détrempée plutôt que le chemin, signe de culture et ligne menant à la civilisation, s’oppose à la progression linéaire ordinaire, qui est celle de la mère. Mais une ligne à laquelle nous aussi, puisque nous ne sommes que des lecteurs·trices de cette histoire, sommes soumis·es…
La question générique
Un autre type d’approche, rendue possible par l’étude narratologique de la nouvelle, serait celui du genre littéraire exploité par NDiaye: le conte merveilleux. L’intérêt de cette approche réside dans le fait que le genre du conte, dont on sait depuis Propp à quel point sa narration est codifiée, programme fortement la lecture. Cette programmation est rendue possible par le choix canonique d’une narration omnisciente, d’ordinaire inscrite entre les formules bien connues «Il était une fois» et «Ils vécurent heureux, etc.». Le conte emprunte à la situation oralisée qui est celle de ses premières manifestations, celle du récit de l’adulte à l’enfant. Une telle situation narrative est indissociable d’une certaine image parentale de maîtrise : le·la conteur·euse est maître·sse du récit, qui en principe ne laisse pas de ligne narrative incomplète. Dans la nouvelle de NDiaye, cette image parentale de maîtrise est clairement inscrite dans la diégèse, entre une mère qui croit savoir ce qu’il y a de mieux à faire et un fils qu’elle infantilise indûment.
Dans «Révélation», le genre du conte garde son importance du début à la fin: c’est lui qui permet l’inscription interprétative de son titre. Mais cette inscription est double; il y a deux révélations, l’une fondée sur le foyer narratif de la mère, l’autre sur la «progression cachée» de l’intrigue. La première est pauvre: c’est le «Je sais» du fils, p. 174, qui retourne la situation de maîtrise mais ne révèle rien d’autre. La seconde est riche de possibles, puisqu’on ne sait pas ce qui est révélé – tout au plus sait-on qu’une révélation a lieu, laissée à l’interprétation de qui voudra bien admettre l’absence de savoir comme sa condition. On comprend que le conte, ici, n’est plus un conte pour enfants, car s’il semble construire canoniquement les tenants d’une maîtirise, ses aboutissants ne suivent pas cette promesse. Une littérature associée à l’enfance, ici destinée aux adultes, mais proposée à des lecteurs adolescents: une situation qui nous semble toujours très intéressante, pédagogiquement. Et qui sert peut-être ici à montrer à ce public que l’adulte n’en détient plus, contrairement à ce qu’on pouvait croire, la maîtrise de l’interprétation.
Pour aller plus loin
Jennyfer Collin (2008), «Conte et narrativité: une relation dynamique», in Québec français, n° 150, p. 48-50, en ligne.
Dan Shen (2019), «Progression cachée / Covert Progression», Glossaire du RéNaf, en ligne.
Christian Vandendorpe (1992), «Comprendre et interpréter», in C. Préfontaine et M. Lebrun (dir.), La lecture et l’écriture. Enseignement et apprentissage, Éditions Logiques, Montréal, p. 159-181, en ligne.