SÉQUENCES TEXTUELLES

On peut décomposer les récits littéraires en cinq types de séquences

  • Les passages narratifs (ou narrations) racontent les actions accomplies par les personnages ;
  • Les passages descriptifs (ou descriptions) donnent des informations sur les lieux, les personnages et le monde dans lequel ils évoluent ;
  • Les passages dialogiques (ou dialogues) présentent, en style direct, les paroles échangées entre les personnages ;
  • Les passages digressifs (digressions ou commentaires) consistent en des réflexions énoncées par le narrateur, qui peuvent prendre la forme de jugements, d’explications, de commentaires. Parfois, le narrateur peut complètement dévier de son histoire pour parler de quelque chose qui n’a rien à voir.
  • Les passages introspectifs (ou introspection) correspondent à des passages dans lesquels l’information narrative concerne surtout ce que pense, ressent ou perçoit un personnage, ces séquences introspectives peuvent aussi filtrer les autres séquences : la description, la narration et les dialogues peuvent être filtrés par la perception du personnage et on peut rencontrer des digressions liées au fil des pensées.

Pour faciliter le repérage de ces différentes séquences, il faut distinguer clairement le récit des passages narratifs au sein de ce récit. En effet, la plupart des récits se composent également de descriptions, de dialogues, de digressions ou de passages introspectifs. Le repérage des différents prototypes textuels intégrés dans la narrativité est quant à lui fondé sur des indices plus ou moins faciles à repérer.

Parfois, ces cinq types de séquence (narration, description, dialogue, digression ou introspection) sont clairement distincts, et même souvent séparés graphiquement par le découpage du texte en paragraphes. Parfois, ils sont au contraire plus mélangés ou ils alternent rapidement dans le même paragraphe, de phrase en phrase ou au sein de la même phrase. Dans les récits en perspective interne, les différents types ont tendance à se fondre dans une introspection généralisée, ce qui tend à les rendre moins facilement repérables.

Narration

Les passages narratifs se remarquent généralement à la présence de verbes d’action placés au premier plan du récit (c’est-à-dire exprimés généralement au passé simple ou au passé composé), souvent accompagnés d’adverbes temporels marquant la saillance (soudain, soudainement, tout à coup, etc.) ou l’enchaînement chronologique et causal (ensuite, alors, etc.). Sur un plan thématique, la narration renvoie à une succession d’événements inscrits dans une temporalité linéaire et rattachés au développement de l’histoire principale.

Description

À l’inverse, les passages descriptifs sont plutôt dominés par l’imparfait et permettent de construire une représentation des éléments statiques du monde raconté. Il faut ajouter que la description peut aussi renvoyer à des éléments dynamiques, mais répétitifs ou routiniers, qui fonctionnent comme un cadre pour les événements singuliers racontés par les passages narratifs. Ainsi que l’explique Jean-Michel Adam:

Les récits ne peuvent se passer d’un minimum de description des acteurs, des objets, du monde, du cadre de l’action. Les données descriptives, qu’il s’agisse de simples indices ou fragments descriptifs plus longs, semblent avoir pour fonction essentielle d’assurer le fonctionnement référentiel du récit et de lui donner le poids d’une réalité. Paradoxalement, le récit ne peut se passer de la description qui ralentit toujours le cours des actions (même si, au cours de ces pauses, le récit est souvent en train de s’organiser).

(Adam 1984 : 46-47)

Dialogues

Les dialogues dans un récit reproduisent les paroles échangées entre les personnages. Dans un roman classique, leur présence est souvent marquée visuellement par un changement de paragraphe et/ou par des indications typographiques explicites : en français, ce sont souvent les guillemets (« … ») ou les tirets cadratins (—). Sur un plan linguistique, on peut aussi remarquer la présence de l’appareil formel de l’énonciation, dont l’ancrage déictique est situé dans le plan du monde raconté, ainsi que l’imitation d’effets d’oralité, et l’expressivité du discours (interjections, phrase nominale, etc.). On peut enfin rattacher à ce prototype différentes indications permettant de définir l’identité des locuteurs, l’alternance des tours de parole ou la forme des discours, avec certains traits syntaxiques spécifiques, comme l’inversion du sujet quand l’indication est incluse dans le dialogue (p.ex. « s’exclama-t-elle » ou « murmura-t-il »).

Digression / Commentaire

La digression (ou commentaire) est liée à la parole du narrateur et elle peut prendre les formes les plus diverses. Elle peut servir de commentaire à ce qui est raconté, de manière à en expliciter les enjeux ou à en généraliser la portée, comme elle peut se dégager de manière plus forte des enjeux de la représentation narrative, manifestant la liberté du narrateur ou de l’auteur de s’éloigner de son récit. Elle se distingue surtout, de manière négative, par sa référence à des contenus qui sortent du cadre de la fiction, même s’ils s’y rattachent la plupart du temps par des liens explicatifs, analogiques ou fondés sur une généralisation du cas particulier que constitue l’histoire racontée. Lorsque nous lisons, dans Anna Karénine, « toutes les familles heureuses le sont de la même manière, les familles malheureuses le sont chacune à leur façon », Tolstoï introduit un commentaire qui nous permet de généraliser la portée des événements auxquels se réfèrent les passages narratifs, descriptifs et dialogiques de son récit. La forme est souvent aphoristique, avec un usage fréquent du présent à valeur intemporelle et des articles définis à valeur générique, comme dans « L’homme est un loup pour l’homme. » (mais les formes peuvent être très variables).

Introspection

Enfin les passages introspectifs se caractérisent par des séquences dans lesquelles les pensées, le ressenti ou les perceptions du personnage sont représentés en priorité. Cela peut inclure le récit d’événements mentaux (un enchaînement de pensées), des digressions émanant du personnage (et pas du narrateur) ou une description passant par le filtre de ses perceptions. Dans ce cas également, s’il y a référence aux événements qui se déroulent dans une scène, ces derniers apparaissent moins importants que leurs effets sur un personnage, dont nous sommes invités à partager les pensées, le ressenti ou les impressions physiques. Le récit est orienté vers l’intérieur plutôt que vers l’extérieur et la subjectivité du personnage se matérialise par l’usage de différents procédés : flux de conscience, point de vue asserté ou représenté. Les temps dominants dans ce genre de passages sont le présent (qui exprime l’actualité de la pensée ou la réflexion générale à laquelle elle renvoie) ou l’imparfait d’arrière-plan. On peut cependant rencontrer occasionnellement le passé simple pour décrire un enchaînement d’événements mentaux :

un instant il mesura ce qu’il aurait voulu faire et être – il avait recommencé à manger sans rien dire – et il le compara à cet homme qu’il avait vu la nuit précédente.

(Alice Rivaz, L’homme et son enfant, p. 155)

Pour entrer dans les débats

Le modèle le plus connu définissant les séquences textuelles à un niveau intermédiaire entre la phrase et le texte pris dans sa globalité est l’approche développée par Jean-Michel Adam dans le domaine de la linguistique textuelle :

La séquence est une structure relationnelle préformatée qui se surajoute aux unités syntaxiques étroites (phrases) et larges (périodes), c’est un « schéma de texte » située entre la structuration phrastique et périodique microtextuelle des propositions et celle, macrotextuelle, des plans de texte. Les séquences sont des structures préformatées de regroupement typés et ordonnés de paquets de propositions. Le rôle de la linguistique textuelle est d’explorer et de théoriser ce niveau intermédiaire (mésotextuel) de structuration, sans négliger le jeu complexe des contraintes intraphrastiques, interphrastiques et transphrastiques, discursives et génériques.

(Adam 2017 : 25)

Par rapport à ce modèle, la typologie que nous proposons se distingue sur deux points essentiels, explicités dans Baroni (2020). Le premier point consiste dans la définition étroite de la séquence dite « narrative ».  Cette dernière, quand elle est une séquence de niveau « mésotextuel » au sein d’un récit ne se réalise pas sous la forme d’un schéma quinaire (lequel peut se réaliser, mais à l’échelle supérieure de la planification discursive). On l’identifie plutôt par l’usage de certains tiroirs verbaux (notamment le passé simple), d’organisateur temporels et logiques (marquage de la consécution et de la causalité) et de procès renvoyant à une suite d’actions singularisées. L’autre point consiste à associer les intrusions auctoriales ou narratoriales au paradigme de la digression, suivant en cela une tradition critique bien implantée dans le champ des études littéraires (cf. Sabry 1992 ; Montalbetti & Piégay-Gros 1994 ; Bayard 1996 ; Dawson 2016). L’existence de ces travaux justifie, dans ce contexte, l’usage de ce terme à la place des prototypes de l’explication et de l’argumentation, dont la différenciation n’est pas toujours aisée ou pertinente dans le contexte du récit littéraire.

Un autre aspect concerne l’introduction de la catégorie de la séquence introspective, qui doit être ici pensée en lien avec la catégorie du point de vue dans la construction d’une perspective narrative. Comme indiqué plus haut, ce type de séquence englobe parfois (et même souvent dans le récit en « flux de conscience ») les autres types textuels, contribuant à brouiller les frontières entre différentes manières de construire l’histoire. On peut avoir des descriptions ancrées dans le point de vue d’un personnage, qui exprime peu ou prou ce que la perception lui inspire, sous forme de jugement ou de pensées. L’action et les dialogues peuvent aussi être saisis à travers le filtrage d’une intériorité, qui ajoute des modalisations aux événements et aux paroles. Enfin, les pensées d’un personnage prennent souvent la forme de commentaires des événements racontés, ce qui les rattache au paradigme de la digression. Dans certains cas, il reste cependant utile de distinguer des séquences textuelles bien délimitées qui relèvent d’une représentation plus ou moins directe des pensées de tel ou tel personnage, dans la mesure où elles contrastent avec d’autres passages de type narratif, descriptif ou dialogue. Certains de ces passages, quand ils relèvent de ce que Rabatel appelle un « point de vue asserté » (2008), sont mêmes clairement délimités avec des marques typographiques semblables à celles utilisées pour définir les actes de paroles, à l’instar de ce passage tiré de Crime et Châtiment :

D’ailleurs, cette fois-là, cette peur qu’il avait de rencontrer sa créancière le frappa lui-même une fois dans la rue.

« À quelle grande chose je vise, et de quelle bêtise j’ai peur ! » pensa-t-il avec un sourire étrange.

Dostoïevski, Crime et châtiment, GF Flammarion, p. 20.

Références

Adam, Jean-Michel (2011). La Linguistique textuelle. Introduction à l’analyse textuelle des discours, Paris, Armand Colin.

Baroni, Raphaël (2023) « Des virtualités du monde de l’histoire à la mise en intrigue : une alternative au schéma narratif », Pratiques, n° 197-198.

Baroni, Raphaël (2020) « La séquence ? Quelle séquence ? Retour sur les usages littéraires de la linguistique textuelle », Poétique, n° 188, p. 259-278. DOI : https://doi.org/10.3917/poeti.188.0259

Bayard, Pierre (1996), Le Hors-Sujet. Proust et la digression, Paris, Minuit.

Dawson, Paul (2016), « From Digressions to Intrusions: Authorial Commentary in the Novel », Studies in the Novel, n° 48 (2), p. 145-167.

Montalbetti Christine & Nathalie Piégay-Gros (1994), La Digression dans le récit, Paris, Bertrand-Lacoste.

Rabatel, Alain (2008), Homo Narrans, Limoges, Editions Lambert-Lucas.

Sabry, Randa (1992), Stratégies discursives : digression, transition, suspens, Paris, EHESS.