RÉSULTATS DE RECHERCHE

Afin de coller au mieux aux préoccupations des enseignant·e·s de français, notre recherche comprend une enquête de terrain afin d’approcher comment la théorie du récit est enseignée actuellement au niveau secondaire dans différentes régions de la francophonie (Belgique, France, Québec et Suisse).

Cette enquête emprunte trois voies et s’intéresse:

  1. aux principaux ouvrages de synthèse et manuels scolaires qui circulent dans les différentes régions investiguées.
  2. aux différents plans d’études,
  3. aux témoignages directs des  enseignant·e·s récoltés par questionnaire en ligne et par entretiens.

Ce dispositif permettra, à terme, d’évaluer l’importance de la théorie du récit dans l’enseignement, ainsi qu’à inventorier les concepts enseignés. Les retours du terrain nous permettront aussi d’identifier les concepts jugés les plus problématiques, soit du fait de leur usage, soit du fait de leur définition, et les moyens qui font encore défaut pour traiter certaines questions (notamment sur le plan des valeurs éthiques ou esthétiques engagées par les formes narratives).

De premiers résultats issus de l’enquête par questionnaire

529 enseignant·e·s ont pris part à l’enquête par questionnaire (diffusée entre avril 2022 et février 2023)

La majorité des répondant·e·s enseigne au secondaire I (le collège en France) ou au secondaire II (lycée). Les enseignant·e·s de la part « post-secondaire » sont très majoritairement issus du corps professoral des CEGEP québécois.

De façon intéressante, notre enquête a permis de constater que, selon le terrain, les répondant·e·s déclarent consacrer une proportion variable de leur temps de cours à la littérature :

Les outils les plus utilisés

Sur base des données recueillies, il est possible d’établir un classement des notions les plus fréquemment utilisées. Ainsi, en calculant les moyennes de fréquence d’utilisation (de 0 « jamais » à 5 « toujours ») pour chacune des 28 notions interrogées, on obtient le classement suivant (tableau 2) :

Une validation statistique (test T de comparaison à la moyenne) permet d’établir que les 8 premières notions du classement sont significativement supérieures au score de 3 (« assez souvent »). Suivent trois notions pour lesquelles la différence à cette moyenne de 3 n’est pas significative (valeur de test supérieure à 0,05) : ellipse, focalisation et tension narrative. Les autres notions sont, quant à elles significativement, moins utilisées.

Selon le mode de traitement, il est possible d’obtenir un classement légèrement différent, mais, pour l’essentiel, se dessine donc une boite à outils des enseignant·e·s qui comprend d’abord des notions relatives aux personnes de la narration, aux séquences textuelles et aux modes de discours (direct, indirect…) ; cette boite à outils inclut ensuite des notions peut-être plus proprement narratologiques telles que le point de vue, le schéma narratif, l’analepse et l’intrigue. Cet ensemble forme alors ce que nous pouvons appeler le « top 8 » des notions narratologiques régulièrement utilisées.

Des différences entre pays?

Les résultats recueillis montrent tout d’abord des moyennes d’utilisation globalement plus importantes parmi les répondant·e·s français et suisses et, dans l’ensemble, plus faibles en Belgique et au Québec. Ces différences sont de faible ampleur, mais sans doute faut-il y voir une influence, en France et en Suisse, d’une formation initiale plus disciplinaire et celle d’une place plus importante accordée à la littérature dans les cours de français (voir figure plus haut). Cette tendance différenciée se remarque également sur l’importance accordée à la maitrise des outils narratologique dans le cadre de l’épreuve certificative finale dans ces deux terrains :

Réponse à la question « La maitrise de notions narratologiques est nécessaire pour réussir l’épreuve certificative finale » (répartition par terrain / n = 529)

Des notions jugées problématiques, malgré leur intérêt

Du point de vue des enseignant·e·s ayant participé à l’enquête, les notions qui sont utilisées mais dont la définition est jugée peu claire/peu adaptée à l’enseignement sont, par ordre:

  • Narrateur (homo-, hétérodiégétique, ou autre terminologie équivalente)
  • Focalisation
  • Tensions narrative
  • Point de vue

Les deux premières notions, considérées par 86% des répondant·es comme importantes à enseigner, sont donc sources de difficultés. La difficulté à appréhender la notion de focalisation peut ainsi se repérer dans les résultats obtenus à la question « Pour vous, quelle est la définition qui correspond le mieux à la notion de focalisation interne ? ». L’ambigüité notionnelle qui mêle filtrage par la subjectivité d’un personnage, quantité d’information ou focalisation sur un personnage se retrouve dans l’option la plus sélectionnée par les répondant·e·s dans la première ligne du tableau suivant:

Réponses à la question « Pour vous, quelle est la définition qui correspond le mieux à la notion de focalisation interne ? » (pourcentages du total et par terrain / n=529)

La diversité terminologique touchant la notion de narrateur a, quant à elle, été explorée au travers d’une question interrogeant les termes utilisés pour décrire aux élèves « un narrateur qui raconte une histoire à laquelle il a pris part » :

Réponses à la question « Avec quelle terminologie décririez-vous à vos élèves un narrateur qui raconte une histoire à laquelle il a pris part ? » (pourcentages du total et par terrain / n = 529)

Au-delà du très répandu « narrateur-personnage » utilisé par 2 enseignant·e·s sur 3 (par influence des publications françaises ?), se constatent ici des variations par terrains : en Belgique et en Suisse, c’est le « narrateur interne » qui est le plus répandu, au Québec le « narrateur participant » fait jeu égal avec la variante la plus répandue. À noter : l’utilisation de la terminologie genettienne « homodiégétique » par environ 20 % des répondant·e·s belges et suisses.

Quant à l’intérêt de ces notions, une question ouverte a permis de recueillir plus de 300 courtes justifications de l’importance, selon les répondant·e·s, de les enseigner. Si une analyse systématique doit encore être menée, il s’agit néanmoins de relever plusieurs ensembles perceptibles à la lecture de ces réponses :

  • la meilleure compréhension des récits :

« comprendre le récit de façon plus approfondie, de comprendre que l’effet n’est pas le même selon le statut du narrateur et que l’auteur peut même jouer sur la quantité d’informations donnée au lecteur. »

(Belgique, secondaire II)
  • la perception de la « subtilité » des choix narratifs :

« Comprendre et apprécier la finesse de certains récits (Flaubert par exemple, d’autres auteurs plus expérimentaux) et leur faire prendre conscience des différences entre auteur/narrateur/personnage. »

(France, secondaire I et II)
  • la découverte de la polyphonie narrative, propice à l’apprentissage d’un esprit critique, voire d’un décentrement bénéfique face à l’altérité :

« La place du narrateur influe sur « l’esprit critique » du lecteur. Ces distinctions dépassent donc le cadre strict de la littérature pour s’insérer dans une perspective plus complète: l’éducation à la citoyenneté »

(Belgique, secondaire I)

Les théories du récit, utiles?

La très grande majorité des répondant·e·s (94%) considèrent ainsi utile ou très utile que leurs élèves soient formés sur le plan de la théorie du récit:

En résumé, pensez-vous qu’il soit utile pour vos élèves d’être formés sur le plan de la théorie du récit  ? (nombre et pourcentage de répondant·e·s / n=529)

Parmi les atouts de l’outillage narratologique retenus par les participant·es, citons l’amélioration des compétences de compréhension (accord le plus important : 4,3 sur 5), l’intérêt pour discuter des effets de lecture (4,2) l’augmentation des compétences de réflexivité des élèves (4,1), ou encore une approche des textes qui s’inscrit dans un enseignement explicite de la lecture (4,0).

À contrario, les répondant·e·s rejettent en majorité la vision de notions narratologiques éloignant les élèves de la lecture-plaisir (2,7). De la même façon, l’hypothèse selon laquelle l’utilisation du métalangage narratologique constituerait un outil de distinction au sein de la classe est rejetée (2,5).