RÉGIMES DE SUBJECTIVITÉ

  • De quoi s’agit-il? — De l’analyse du degré de subjectivité (ou d’objectivité) de la narration, prise à l’échelle du récit ou d’une portion importante du récit. L’analyse de la construction textuelle du point de vue cède la place à une approche plus globale, relevant de la stylistique historique, pour définir différents régimes de subjectivité (pluriponctualité, uniponctualité, externalité).
  • Intérêt pour l’élève? — Il s’agit de découvrir que chaque récit procède d’un certain nombre de choix ou de contraintes historiques, qui transforment la manière dont le monde de l’histoire est représenté. Il n’y a pas une seule façon conventionnelle d’accéder à ce qui est raconté, mais une pluralité de manières possibles qui reposent sur des choix stylistiques et qui se justifient par des conceptions de notre rapport au monde.
  • Intérêt pour l’enseignant·e? — Il s’agit d’inscrire l’analyse du dispositif narratif dans son contexte historique et culturel en liant l’omniscience apparente de la narration pluriponctuelle ou ses restrictions (récit à point de vue unique, récit sans point de vue interne) avec des enjeux esthétiques ou éthiques concernant le rapport que le récit entretien avec le monde qu’il raconte.

Quand le degré de subjectivité de la narration est saisi à un niveau plus large que l’échelle des débrayages locaux du point de vue du narrateur, il peut engager des phénomènes qui définissent différentes manières de raconter: narration dite « omnisciente », narration dite « en flux de conscience », narration dite « béhavioriste ». Il ne s’agit plus de considérer l’expression de la subjectivité selon l’échelle des personnages, mais selon celle de l’auteur·e. Le régime ordinaire de la narration tend à escamoter la subjectivité auctoriale, au profit d’une narration à point de vue variable, ou pluriponctualité. fondamentale du récit de fiction, le but étant de s’inscrire dans telle ou telle esthétique. Mais le choix ressortit à l’instance auctoriale d’engager ou de restreindre cette pluriponctualité fondamentale du récit de fiction, dans le but de s’inscrire dans telle ou telle esthétique.

Saisir le récit à cette échelle large implique donc, au-delà des enjeux locaux de subjectivité, de l’aborder sous l’angle stylistique. Dans le cadre d’une histoire stylistique du point de vue, il existe un régime non marqué où cette pluriponctualité n’est pas restreinte, que l’on associe au récit omniscient. Les deux autres régimes, marqués, concernent ainsi les restrictions de cette pluriponctualité. Le premier survient quand l’auteur décide de ne jamais s’écarter du point de vue interne d’un seul personnage. Ce régime peut prendre la forme d’un récit « en flux de conscience » à la première personne, ou celle d’un « psycho-récit » (Cohn 1981) qui se présente comme une narration intérieure à la troisième personne. Dans les deux cas, la narration se caractérise par une restriction de la mobilité du point de vue, que ce soit à l’échelle du texte complet, ou à celle d’une grande partie de ce texte (dans Le Bruit et la fureur de Faulkner, on trouve plusieurs narrations de ce type dans un récit en focalisation multiple). L’autre régime, encore plus restrictif, consiste à raconter intégralement l’histoire sans jamais permettre d’accéder à l’intériorité des personnages. Cette narration a souvent été qualifiée de « béhavioriste ».

  • Récit pluriponctuel, ou à point de vue variable, dit « omniscient »: régime ordinaire de la narration.
  • Récit uniponctuel, ou à point de vue unique, dit « en flux de conscience »: narration entièrement filtrée par la conscience d’un seul personnage. On peut encore distinguer deux sous-catégories:
    • le « monologue intérieur » pour une narration à la 1ère personne;
    • le « psycho-récit » pour une narration à la 3e personne.
  • Récit externaliste, ou sans point de vue interne, dit « béhavioriste »: narration qui ne permet pas l’accès à l’intériorité des personnages.

Repérage

Le repérage de ces trois modes de narration repose sur une analyse stylistique du point de vue saisi à l’échelle du texte complet (ou au moins d’une partie importante de ce texte, dans le cas de récits articulant plusieurs narrations en flux de conscience).

Quand il s’agit d’une fiction, le cas par défaut est le récit pluriponctuel ou omniscient, dans lequel le point de vue est mobile. En revanche, dans le cas où l’on observe l’omniprésence d’un seul point de vue interne, on parlera de récit uniponctuel ou en flux de conscience. Notons que ce type de récit recourt souvent, mais pas nécessairement, au présent narratif, qui synchronise le discours avec l’actualité des pensées du personnage.

Le psycho-récit correspond au cas du récit en flux de conscience réalisé dans une narration à la troisième personne. Le fait qu’il s’agisse d’un récit uniponctuel n’empêche pas que l’on puisse y trouver un mélange de voix, lié à la généralisation du discours indirect libre. De tels cas induisent parfois une instabilité des temps verbaux, qui peuvent osciller entre le présent de la pensée et le passé de la narration.

Le monologue intérieur implique au contraire la présence d’une narration à la première personne, c’est-à-dire un récit dans lequel les pronoms « je » ou « me » renvoient au personnage focalisé par le récit, dont l’expérience subjective est représentée in extenso par le discours. Cette forme est souvent liée à une narration au présent, comme dans L’Innommable de Samuel Beckett. Certains cas limites peuvent se rencontrer ; par exemple dans La Modification de Michel Butor, le monologue intérieur est associé à un récit au présent à la deuxième personne, ou peut donc hésiter à le qualifier de « psycho-récit ».

Le récit sans point de vue, ou « béhavioriste », est un récit à la troisième personne dans lequel on n’accède jamais à l’intériorité des personnages. Surtout représenté par des Américains (Chandler, Hammett, Dos Passos, Hemingway), on en trouve des exemples en français sous la plume de Manchette (La position du tireur couché). Théoriquement, on pourrait aussi avoir un récit béhavioriste à la première personne si le narrateur n’informait jamais le lecteur sur ce qu’il a pu penser ou éprouver au moment où il a vécu les événements racontés.

Finalités de l’analyse

Lorsque le point de vue est saisi à cette échelle macroscopique, on peut rattacher le repérage des différents modes (pluriponctualité, uniponctualité, externalité) au contexte historique et culturel dans lequel l’œuvre a été produite. En effet, telle ou telle option est généralement privilégiée pour des raisons esthétiques ou éthiques qui se comprennent dans un contexte singulier. Par exemple la narration en flux de conscience se développe au début du XXe siècle en relation avec une transformation de notre rapport au monde et une perte de légitimité du réalisme sociologique au profit d’une conception plus perspectiviste, et donc relativiste, de la réalité. Le récit béhavioriste est quant à lui étroitement lié au genre du polar américain de l’entre-deux guerre (Dashiell Hammett, Raymond Chandler). Ce genre « hard-boiled » conjugue en effet un besoin propre au récit policier de maintenir le secret sur les motivations psychologiques des personnages, ainsi qu’une méfiance nouvelle envers les dispositifs de dévoilement de la vérité tels qu’ils apparaissent chez les pionniers du genre au siècle précédent (Conan Doyle, Poe).

Un travail sur le point de vue qui s’attacherait à un corpus littéraire moderne (en particulier la période 1850-1950) devrait partir du principe selon lequel, historiquement, les textes à la narration identifiée comme omnisciente s’indexent, de plus en plus au fil du temps, à un choix narratif non marqué (voire à un non-choix). Cela reste vrai dans le cadre contemporain de la production romanesque, surtout si, depuis les divers « retours » (de la transitivité, du sujet, du moi, de l’histoire etc.), on considère la période formaliste des années 50-80 (Nouveau Roman, Oulipo, Tel Quel etc.) comme une parenthèse plus ou moins refermée.

À cette fermeture (évidemment discutable) correspond, dans les discours théoriques contemporains informés par la sociologie, l’anthropologie, la psychanalyse, la didactique ou la philosophie entre autres, un retour à l’auteur comme valeur significative pour l’analyse. Renouvelée également par un intérêt historiquement récent de la critique académique pour la production contemporaine, cette présence auctoriale concurrence sans l’abolir celle du narrateur. À ce dernier, on doit les questionnements relatifs au savoir, interne au développement de la diégèse. Au premier, s’attachent des problématiques liées au pouvoir de l’écriture. Dans la mesure où l’enseignement de la littérature semble de plus en plus associé à un savoir-faire scriptural et créatif, ce n’est pas le moindre des enjeux.

Questions de terminologie

Comme l’explique Genette, le terme omniscience est trompeur, dans la mesure où « l’auteur n’a rien à ‘savoir’, puisqu’il invente tout » (2007: 348). Genette, en rapport avec sa théorie de la focalisation, suggère plutôt de parler d' »information complète » (2007 : 349) lorsqu’il semble qu’aucun obstacle ne s’oppose à la liberté apparente de l’instance narrative, qui peut entrer à sa guise dans n’importe quelle conscience. La notion de « complétude » doit cependant être nuancée, dans la mesure où il est toujours possible d’ajouter des informations sur le monde raconté. Le caractère proliférant des franchises de divertissement illustre clairement le caractère inépuisable des univers narratifs, dont l’expansion est à priori sans limites.

Par ailleurs, la notion de narration dite « omnisciente » renvoie en réalité non seulement à un savoir qui semble souvent excéder les connaissances que les personnages peuvent avoir des événements dans lesquels ils sont engagés, mais elle caractérise surtout la liberté de l’auteur de faire varier les points de vue, d’entrer (ou non) dans telle ou telle conscience pour nous informer (ou non) de ce que pensent ou perçoivent différents personnages, tout en jouant sur des interventions du narrateur qui peut commenter les événements à sa guise. C’est la raison pour laquelle nous rattachons la notion de « narration omnisciente » à la théorie du point de vue et non à celle de la focalisation. Autrement dit, l’omniscience est plus qualitative que quantitative: elle est liée à une liberté de choix apparemment sans contraintes de la perspective narrative, associée à des commentaires du narrateur indiquant une connaissance sans limite des enjeux narratifs, et non à la possibilité théorique de représenter l’intégralité du monde de l’histoire.

Par ailleurs, comme l’expliquent les tenants d’une théorie « poétique » de la narration (Patron 2009), cette liberté manifestée par la narration en régime de pluriponctualité semble distinguer le récit de fiction du récit factuel, dans la mesure où il n’est pas possible, pour un narrateur qui raconte des événements réels, de naviguer aussi aisément dans les consciences des différentes parties prenantes de l’intrigue. L’omniscience est donc surtout une omnipotence: elle caractérise un régime de narration qui exploite une potentialité pragmatique du récit en régime fictionnel, dont les entités sont issues de l’imagination de l’auteur.

Références

Baroni, Raphaël (2021) «Perspective narrative, focalisation et point de vue : pour une synthèse», Fabula Lht, n° 25, en ligne.

Cohn, Dorrit (1981), La Transparence intérieure, Paris, Seuil, coll. « Poétique ».

Genette, Gérard (2007), Discours du récit, Paris, Seuil, coll. « Points ».

Martin-Achard, Frédéric (2017), Voix intimes, voix sociales: usages du monologue romanesque aujourd’hui, Paris, Classiques Garnier.

Niederhoff, Burkhard (2011), «Focalization», The Living Handbook of Narratology, en ligne.

Patron, Sylvie (2019), « Théories poétiques de la narration », Glossaire du RéNaF, en ligne.

Patron, Sylvie (2009), Le Narrateur, Paris, Armand Colin.

Rabatel, Alain (2008), Homo Narrans, Limoges, Editions Lambert-Lucas, deux volumes.