Spectacle-matériau

Par Théo Krebs

Une critique sur le spectacle :

Rivage à l’abandon, Médée-matériau, Paysage avec argonautes/ Texte de Heiner Müller/ Mise en scène par Matthias Langhoff/ Théâtre de Vidy/ du 22 au 26 novembre 2023/ Plus d’infos

© Pascal Gély

Avec le triptyque de Heiner Müller Rivage à l’abandon, Médée-matériau, Paysage avec argonautes, le brechtien Matthias Langhoff présente un spectacle où le texte, la scène, les comédiens, et peut-être même le public, sont de purs matériaux destinés à être modelés. Dans le pavillon 17 du théâtre de Vidy, dont  le metteur en scène a été directeur, se joue une expérience sensorielle, où le public n’est pas invité à se projeter passivement dans ce qui lui est montré, mais où il est constamment interrogé sur la nature de ce qui lui est présenté.

Lorsqu’on entre dans le petit pavillon 17 du Théâtre de Vidy après un petit quart d’heure d’attente dans le froid qui commence à se faire sentir en cette fin d’automne, on se retrouve dans un espace aménagé comme un couloir. Autour de la foule qui entre au chaud se déploient trois grands panneaux inspirés par le texte de Heiner Müller et peints par Catherine Rankl, la scénographe et costumière du spectacle. Sont exposées également une robe blanche qu’on devine être celle de Médée, une maquette de bateau en bois, probablement celui des argonautes, ou encore des cigarettes d’une marque oubliée. Nous sommes entrés dans ce qui ressemble à un musée. Des comédiens habillés en hôtesses nous ont même distribué un livret de quelques pages nous expliquant d’où viennent les peintures et les enregistrements qui résonnent parfois en allemand.

Que faire de cette abondance de matériaux bruts ? Après quelques minutes passées dans ce petit musée, celles et ceux qui visitent cet espace sont un peu perdus. Mais derrière les panneaux peints, on devine les sièges rouges du théâtre. Nous sommes sur scène, mais il n’y a personne pour nous regarder. À moins que… Et si les éléments exposés n’étaient pas tout ce qu’il y avait à regarder ? Comme nous sommes amusants, nous autres, en train de nous déplacer dans cet espace un petit peu trop petit pour nous, et parlant à voix basse, comme en train de transgresser la règle absolue du silence au théâtre ! Nous sommes à la fois regardants et regardés. De la même manière que le texte de Heiner Müller a en quelque sorte façonné les peintures de Catherine Rankl, c’est à notre tour d’être façonnés par celles-ci.

Les images s’écartent soudain, et laissent le public prendre une place plus traditionnelle sur les sièges du théâtre. Il faut traverser la scène, à peine séparée des gradins par une voie de chemin de fer encombrée de déchets. A-t-on le droit de marcher sur cette scène, sur les déchets, que leur exposition ici fait passer au statut de décors ? Les réactions sont diverses, entre indifférence et déférence : certains regardent attentivement où mettre les pieds en tentant d’éviter de toucher quoi que ce soit tandis que d’autres écrasent sans y prêter garde un paquet de chips qui traîne sur le chemin.

Une des hôtesses nous assied – « est-ce que la place à côté de vous est libre ? » – et se place sur la scène encombrée par des éléments qui ont un jour été ceux du quotidien mais qui témoignent maintenant d’une époque révolue. Les trois parties du triptyque de Heiner Müller sont émises en parallèle par quatre comédiens, se superposent, se chevauchent et se répondent entre elles dans des registres de jeu différents. Tandis que l’interprète de Médée, Frédérique Loliée, restitue son texte dans un jeu plutôt classique, tendant parfois vers un surjeu voulu, comme lorsqu’elle mime la femme alcoolique, les autres figures lui répondent dans un jeu plus distancié, plus monocorde. La magicienne quitte peu à peu son accoutrement d’hôtesse pour revêtir la robe blanche présentée dans le petit musée du début tandis que ses partenaires restent habillés de la même manière. Lorsque qu’elle s’avance sur scène pour présenter un long monologue, les hôtesses continuent de déplacer les décors en arrière-scène, méticuleusement, pour leur trouver la place juste. Qui sont ces gens devant nous ? Les figures du texte de Heiner Müller ? Les hôtesses qui interprètent les figures de Heiner Müller ? Des comédiens qui interprètent des hôtesses qui interprètent les figures de Heiner Müller ?

Même quand ce qui se déroule sur scène semble créer une illusion fictionnelle, comme c’est le cas de la trame liée à Médée, le statut des matériaux de la fiction reste interrogé. C’est le cas par exemple des enfants de Médée, figurés sur scène par deux boîtes de pâtée pour chien. Après un temps d’adaptation, la figuration fonctionne et ces deux boîtes incarnent pour les spectateurs les deux enfants de la magicienne. Ces objets ne font plus sens en tant qu’objets.  Mais elles sont soudain brutalement ramenées à leur matérialité au moment où la comédienne les fait éclater sur le sol et que leur odeur nauséabonde envahit la salle. Les enfants de Médée sont redevenus pâtée pour chien.

On reconnaît là l’influence brechtienne de Langhoff qui refuse que les spectateurs se perdent dans l’illusion de ce qui se déroule sur scène. Les spectateurs ne doivent pas seulement regarder : ils sont également sur scène, soumis au regard des autres ; et actifs, au sens propre, comme au figuré, puisque s’interrogeant toujours sur le statut de ce qui se passe devant eux.

Lorsque le risque surgit que l’on s’investisse un peu trop pleinement dans l’histoire, les panneaux de peinture se transforment en écran. Sont projetés des scènes d’extérieur dans lesquelles on aperçoit, filmés, les comédiens et comédiennes simultanément présents sur scène, interprétant une partie du texte que nous avons déjà entendue auparavant. Document témoin d’une répétition ou jeu parallèle ? En tout cas une comédienne s’avance et regarde fixement la caméra en très gros plan. N’oublions pas, surtout, que nous aussi, nous sommes regardés.

La mise en scène de Matthias Langhoff prolonge le geste d’écriture à l’origine de la pièce de Heiner Müller, pour lequel tout était matériau, et qui annonçait créer ainsi la littérature. Langhoff fait du texte de Müller un matériau parmi d’autres, qu’il est impossible de réduire à son contenu. Les paroles proférées par les comédiens deviennent une musique, une mélodie à modeler et qui modèle. Ce texte se vide de son sens premier et laisse les spectateurs libres de le faire résonner, de la même façon que les boîtes de pâtée se révélaient être des enfants assassinés ; les peintures, des écrans ; les personnages, des comédiens ; et les spectateurs, le spectacle. Pour Müller comme pour Langhoff, tout est matériau qui peut être façonné.