Le courage de la joie

Par Sophie Perruchoud

Une critique sur le spectacle :

INACTUELS / Chef de projet et mise en scène : Oscar Gómez Mata / Interprétation : Oscar Gómez Mata et Juan Loriente / Arsenic (Lausanne) / du 7 au 10 décembre 2023 / Plus d’infos.

© Rebecca Bowring

À l’Arsenic, Oscar Gómez Mata, célèbre pour ses créations décalées, telle que MAKERS, propose un moment plein d’humour et de poésie. Juan Loriente et lui, duo déjà connu de la scène, tissent généreusement un spectacle qui fait sourire tendrement et rire aux éclats. Un partage de joie qui brouille les frontières entre vie et fiction, entre sérieux et légèreté.

Cerner un tel spectacle est plutôt complexe : deux hommes habillés de vestes bleues qui font penser à des travailleurs d’usine arrivent et discutent d’un projet qu’ils veulent présenter. Au cœur d’une scénographie riche d’éléments hétéroclites (cerceaux, tambour, construction blanche sur laquelle figure une feuille où l’on peut lire « ciel », casseroles fumantes, étendoir, etc.), le spectacle se transforme rapidement en une mise en scène de simples dialogues entre les deux hommes sur de nombreux sujets. Il ne semble plus y avoir de réel fil rouge dramatique, si ce n’est la volonté de rendre fragile la frontière entre la dimension fictionnelle et la dimension réelle. Le premier procédé déstabilisant est le fait que les comédiens gardent leur propre nom sur scène. D’autres processus sont mis en place dans ce sens-là : les deux hommes parlent en espagnol et interagissent avec les sous-titres français qui ne correspondent pas toujours exactement, ou qui vont même jusqu’à jouer avec ce qui est dit par les comédiens. D’ailleurs, ces derniers explicitent et créent une distance avec certains éléments symboliques de la scénographie ; ils font également des références au monde actuel du théâtre (Tiago Rodrigues se serait occupé de faire les sous-titres ; Vincent Baudriller, directeur de Vidy, est convoqué au sein d’une projection future absurde ; l’arsenic même est plusieurs fois mentionné). 

Le paroxysme de ces procédés est atteint dans la deuxième partie du spectacle : si pendant un long moment les deux protagonistes ne s’adressent pas du tout au public, ils changent ensuite de dispositif, dialoguant de façon radicale avec les spectateurs, leur rappelant de fait qu’ils sont face à une création artificielle. En même temps, le dispositif crée un lien fort avec le public, remettant au jour que le spectacle n’existe que s’il est en dialogue avec une altérité. Lors de ce moment de dialogue, les deux artistes expliquent, entre autres, une théorie qu’ils ont imaginée vis-à-vis de « ce qui nous échappe ». Ici, le lieu où devrait se situer notre jugement n’est plus très clair : au croisement des codes de la présentation commerciale, de la conférence philosophique et du one-man-show, dans un rythme qui est ralenti, fait de répétitions et de parenthèses, il devient compliqué de savoir ce qui est ancré dans le réel ou la fiction, ce qui est censé être pris au sérieux ou pas.

À ce propos, le spectacle se situe presque toujours sur un fil entre le premier et le second degré. On se moque de la poésie trop lourde, on se moque de l’incompréhensibilité de la parole creuse, on rit du « cordon ombilical de l’univers » représenté par la scénographe avec des bouées de piscine accrochées en hauteur et pendant jusqu’au sol, on rit de la possibilité de sincérité lorsqu’il y a mise en scène de soi par l’artificialité des gestes du comédien lorsqu’il est pris en photo et essaie d’être naturel. L’autodérision est également présente, puisque les deux compères se moquent également l’un de l’autre, soulignant le caractère quelquefois opaque de leur travail d’artiste. Ainsi, l’humour fait mouche : les deux artistes font preuve d’une grande réflexivité dans le rapport à ce qui est dit, comme pour créer une tendresse invitant à ne pas trop (se) prendre au sérieux. Néanmoins, on ne réduit pas à rien les choses moquées : le rythme du spectacle est cassé par quelques interludes poétiques qui instaurent une tension et remettent en jeu la légèreté du spectacle. Lors du premier de ces intermèdes, les deux hommes marchent l’un avec l’autre, l’un guidé par l’autre, sur fond d’un texte enregistré. La poésie subsiste et les deux hommes n’oublient pas de rappeler finalement que la parole est sacrée. Cependant, elle est remise humblement à sa place, une place sans enjeux lourds où les mots peuvent simplement être au service de la vie. 

Tout ce qui fait opposition, ce qui impose des frontières, est abandonné : la vie est là, immortelle et présente, sérieuse et légère, drôle et pesante. Elle est là, au premier et au second degré. Les différentes dimensions s’entrecroisent, comme vers la fin du spectacle, lorsque les deux hommes créent une toile avec de la laine entre la pléthore d’éléments scénographiques. Un des deux comédiens prend ensuite les fils et les tire en avançant vers le public, faisant tomber les différents éléments : tout se tisse en tendresse avant d’être ramené au chaos ; un chaos que le style des deux hommes rend joyeux. Au cœur de l’entremêlement des formes d’humour (allant du comique de geste aux blagues absurdes, en passant, entre autres, par la caricature ou le comique de répétition) et de la poésie, c’est le style des deux artistes qui retentit sur scène. Le spectacle est une tentative de matérialisation, en creux des mots et des gestes, d’un regard porté sur le monde, sur la vie et sur l’art.

Pour reprendre les mots d’Oscar : « Bordel de merde ! » Dans ce spectacle, c’est la vie qui vibre sur scène, redonnant aux artistes la place humble de faire exister le mystère, tout en lui laissant son caractère insaisissable. Il y a de l’énergie vitale et quelque chose nous échappe… Et, même si « on est peu de chose », c’est un effort artistique tendre, simple et courageux.