« Dis-le que tu m’aimes »

Par Enola Rindlisbacher

Une critique sur le spectacle :

Nous par le ciel si bas / Écriture et mise en scène par Julien Mages / Cie Julien Mages/ Théâtre 2.21 (Lausanne) / du 5 au 22 décembre 2023 / Plus d’infos.

© Sylvain Chabloz

Les relations familiales ne sont pas toujours placées sous le signe de la bonne entente. Dans un dialogue psychologisant entre deux sœurs, l’auteur et metteur en scène Julien Mages nous raconte l’histoire d’une relation de domination qui ne peut mener qu’au déchirement.

Après avoir exploré les rapports des hommes à la nature dans Arbres, jouée au foyer du Théâtre Benno Besson la saison dernière, Nous par le ciel si bas renoue avec d’autres thématiques chères à son auteur : les troubles mentaux, la marginalité et les relations familiales sous le prisme de la division intérieure des êtres et de la possibilité de s’unir aux autres. Ce drame contemporain met en scène les comédiennes Marika Dreistadt et Fiamma Camesi dans le rôle de deux sœurs qui se rencontrent peut-être pour la dernière fois. Entre les reproches, les joies et la colère de toute une vie, les spectateurs espèrent une réconciliation dans un dernier je t’aime avant la séparation finale.

C’est sur une scène vide entre les murs noirs du théâtre 2.21 de Lausanne que se joue ce spectacle. Seule, la grande sœur – vêtue d’un blazer brun, d’une longue robe noire et de ballerines à talonnettes – parle, dans une sorte de prologue, de sa naissance, des premières années de sa vie remplies de l’amour de ses parents – notamment sa proximité avec son père – et de sa facilité à apprendre. Puis vient la naissance de sa sœur, « cette menace » comme elle l’appelle, qui vient perturber l’équilibre familial. Pourtant, elle n’a rien de spécial, pense la grande sœur : elle n’est pas douée pour apprendre et ne jouera jamais du piano aussi bien qu’elle. Dans cette relation de compétition induite par la grande sœur, celle-ci raconte que durant toute son enfance elle s’amuse à martyriser et essayer de contrôler la plus petite, jusqu’à ce que cette dernière prenne son autonomie.

Lorsque la petite sœur entre sur scène, pour rendre visite à la plus grande, le temps a passé. Elles ont à présent la cinquantaine. La grande sœur est désormais en proie à la solitude et ne joue plus du piano à cause de la mort de leur père. La cadette, qui a connu les addictions à la drogue et l’alcool, tente de s’en aller mais l’ainée simule sa cécité pour la garder auprès d’elle. Dans cette tentative désespérée d’inverser les rapports de force, elle ne peut paradoxalement accepter sa dépendance à une petite sœur qui devrait prendre sur ses épaules le rôle du lien familial et du lien au monde. Il apparaît impossible à la petite sœur de rester, tant le complexe de supériorité de la grande l’écrase. La séparation finale marquera la rupture définitive de leur lien alors qu’un simple je t’aime de l’ainée aurait peut-être pu sauver la relation.

Entre les moments de dialogue, les didascalies énoncées par les deux actrices permettent aux spectateurs de se représenter l’espace fictionnel sur une scène volontairement vide et créent un effet intéressant de mise à distance par rapport aux passages qui montent en intensité émotionnelle. Cependant, pour un texte mettant l’accent sur la dimension psychologisante et dramatique d’une relation, on aurait pu s’attendre à un développement plus profond des thématiques graves abordées – comme le suicide, le deuil ou l’addiction – et plus de nuances apportées aux personnages. Ce manque de nuance se ressent particulièrement dans la dichotomie mise en avant par texte entre une narcissiste académicienne, l’ainée, et le manque d’éducation – perçu par la plus grande – de la cadette. Beaucoup de clichés participent à cette opposition marquée, comme la lecture d’un poème qui est expliqué à la cadette (qui perd de son effet car les vers ne sont pas prononcés correctement par celle qui est sensée être passionnée de poésie) et les différentes références à une culture élitiste, comme un recueil de poèmes de Rimbaud, l’étude de Chopin au piano, ou Wagner. D’ailleurs, les différentes perspectives sur l’art incarnées par les deux sœurs – l’une académique et l’autre plus naïve – auraient pu davantage être explorées selon le point de vue de la sœur cadette.  Il en va de même de son caractère, qui peine à être développé au-delà des passages évoquant l’alcoolisme et l’addiction à la drogue. Malgré ces quelques éléments critiques, le spectacle saura faire écho à l’expérience personnelle des spectateurs tant la dynamique de pouvoir est saisissante.