Aux limites du théâtre

Par Piera Biondina

Une critique sur le spectacle :

Les falaises, journal du bord / Écriture et réalisation par Olivia Seigne et Alexandre Vogel / Théâtre Les Halles (Sierre) / du 30 novembre au 3 décembre 2023 / Plus d’infos.

© Collectif StoGramm

Après trois ans de recherche documentaire menée dans le cadre d’une résidence au Théâtre Les Halles, le Collectif StoGramm transforme les salles du théâtre dans le quartier de Sous-Géronde à Sierre en y amenant des enregistrements sonores, des romans-photos, des diapositives, des textes, et même un court-métrage. Les Falaises, Journal du bord est un spectacle qui s’approche de l’exposition d’art contemporain et de la performance, et que l’on découvre en se promenant librement et en s’arrêtant à son gré, comme on découvre une ville inconnue. 

Le public n’a pas à faire à une véritable intrigue, ni à des personnages facilement identifiables, ni à un début et une fin définis, du fait qu’il peut entrer et sortir de la salle à sa guise. Il est plutôt confronté à des romans-photos, des projections de diapositives, des lectures à haute voix d’une variété de textes, et toutes sortes de documents d’archive que le collectif StoGramm a recueillis au cours des trois ans de recherche in situ dans le quartier de Sous-Géronde, à Sierre. 

Le premier sentiment une fois à l’intérieur de la grande salle  est celui d’une déstabilisation. Il ne s’agit pas d’une représentation théâtrale traditionnelle, mais plutôt d’un projet artistique qui se situe entre le théâtre, la performance et l’art contemporain. Cette remise en question radicale commence par l’organisation des lieux et la gestion du public. À partir du moment où un.e spectateurice entre dans la salle, en effet, iel se voit assigné le rôle de visiteureuse, invité.e à parcourir librement le grand espace, conçu comme une galerie. La déambulation dans les couloirs et les petites salles est rythmée par des arrêts, où le public peut s’asseoir sur les quelques chaises et tabourets pour découvrir les livres posés sur une petite table, ou regarder et écouter les romans-photos, ou encore attendre et voir si le grand bureau où sont posées des feuilles sera bientôt occupé par quelqu’un.e. 

Une grande partie du spectacle est constitué par de nombreuses images, qui sont parfois des photographies d’époque touchantes, évocatrices d’un passé à ne pas oublier, parfois des collages amusants superposant l’histoire industrielle de la ville au quotidien des personnages-habitant.es qui peuplent cette version du quartier de Sous-Géronde. Le paysage naturel, imposant et omniprésent, et le rapport que ses habitant.es entretiennent avec lui semble être l’un des centres d’intérêt sur lequel le dispositif veut réfléchir. Les romans-photos, par exemple, offrent un aperçu de la vie de quatre habitant.es imaginaires, dont les désirs, les soucis et la place dans le village sont présentés au public. Les photographies sont souvent accompagnées par des textes, par exemple au cours de la projection de diapositives, une voix raconte une enfance vécue dans les ruelles du quartier. Mais il y a également des textes autonomes, qui fournissent de brefs comptes rendus de la vie à Sous-Géronde. Le spectacle est un véritable journal de bord, témoin non seulement de la vie des habitant.es de ce quartier situé au bord du Rhône, mais aussi de la vie du quartier lui-même. 

Au fur et à mesure que les spectateurices interagissent avec les salles, la sensation d’être en train d’explorer ce quartier de Sierre s’instaure. L’impression est amplifiée par la présence des artistes qui, dans leur rôle de personnages-habitant.es, interagissent parfois entre elleux, parfois directement avec le public. Cette illusion de découverte du quartier est toutefois en partie empêchée du fait qu’on ne sait pas vraiment comment se situer dans ces interactions inhabituelles. Le fait que le public soit complètement abandonné à lui-même et qu’on ne lui fournisse pas d’explication sur le type d’expérience qu’il va vivre provoque parfois du désarroi. L’expérience de ce dispositif original n’en reste pas moins intéressante, la liberté absolue accordée aux visiteureuses leur permettant de s’approprier de manière profonde cette expérience et de façonner à leur guise non seulement leur soirée, mais aussi le spectacle lui-même. 

Si, avec ce projet, le Collectif StoGramm voulait transposer ses impressions du quartier de Sous-Géronde, il y est parvenu. Non seulement à travers les images montrées, les anecdotes lues et les souvenirs racontés, mais aussi grâce à la création d’un sentiment de communauté qui, bien que différent de celui associé à l’expérience plus traditionnelle du théâtre, est néanmoins présent parmi les gens du public, qui se promènent dans ce grand espace comme on se promènerait dans un petit village inconnu un jour férié, et qui, petit à petit, apprennent à reconnaître les visages désormais familiaux des autres visiteureuses.