Un humour très humain

Par Piera Biondina

Une critique sur le spectacle :

La Force de la Farce / Conception et jeu par François Herpeux / Groupe F_T^M_S / Théâtre Saint Gervais (Genève) / du 16 au 18 novembre 2023 / Plus d’infos

© François Herpeux

Premier épisode d’une trilogie dédiée au thème de l’apocalypse, conçu et joué par François Herpeux et produit par le Groupe F_T^M_S – compagnie théâtrale lyonnaise avec laquelle le comédien a déjà collaboré à plusieurs reprises – La Force de la Farce est un spectacle « très drôle » selon les termes du feuillet de présentation. Exploration comique du comique, animé uniquement par un comédien et une machine parlante qui brouille les limites entre personnage et objet de scène, ce spectacle explore la nature profondément humaine de l’humour. 

Extrêmement sûr de lui et de son génie comique et pédagogique, Patrice, le seul être humain de cette farce, se dédie corps et âme à une simple mission : enregistrer, plaisanterie après plaisanterie, blague potache après blague potache, la totalité de l’humour humain. La pièce se déroule en 1977 (les habits et surtout la coiffure du protagoniste ne laissent pas de doute à ce propos) et l’être humain est au bord de l’extinction. Patrice, comique raté, est déterminé à sauver l’humour, qualité essentiellement humaine et qui permettra à l’humanité de ne pas tomber dans l’oubli. Pour accomplir ce projet, il se sert de la première forme d’intelligence artificielle, Mich-L 480. Cette machine, capable d’interagir avec les humains, doit enregistrer les performances de Patrice pour archiver l’intégralité du comique avant de se faire propulser dans l’espace. 

La relation entre l’être humain et l’intelligence artificielle est très bien articulée. Ce qui pourrait paraître au début comme une collaboration professionnelle, puis comme une amitié, assume de plus en plus un aspect de relation filiale. C’est le cas par exemple lorsque Mich-L demande à Patrice, avant de s’endormir, de lui raconter des histoires de son passé de comique. À la énième nuit, Patrice perd patience et débranche l’appareil. Ces moments de tendresse entre le protagoniste et l’intelligence artificielle s’articulent autour des dynamiques de pouvoir qui nous forcent à remettre en question le rapport entre humains et machines. Mais en brouillant les lignes entre objet de scène et personnage, le rapport entre Patrice et Mich-L devient quasiment un rapport entre deux êtres humains et le spectacle assume ainsi une forme plus traditionnelle d’action, en mettant en scène des interactions purement humaines. 

Chaque élément du spectacle contribue à la création du comique. La scénographie est simple et le comédien se sert habilement de l’espace de la scène et des quelques objets pour créer des scènes hilarantes, que cela soit par sa façon d’utiliser le vieux téléphone à ligne fixe en marchant jusqu’à l’autre côté de la scène sans se soucier du câble élastique qui s’étire au bout derrière lui ou par les changements de posture très rapides qu’il assume en passant derrière une colonne. Le caractère ridicule du protagoniste est poussé à l’extrême, et cela jusqu’aux plus petits détails, par exemple avec des mouvements de tête répétés qui soulignent le ridicule de sa coiffure. Patrice est ainsi presque une parodie du comédien. La musique est soit en décalage avec l’atmosphère de la scène, soit elle en amplifie le caractère humoristique. Par exemple, lorsque le personnage fait sa première apparition, son attitude d’orgueil excessif est accompagnée par le crescendo d’un chœur de voix qu’on pourrait qualifier de religieux et qui débouche sans interruption sur un morceau de disco. 

Le seul élément qui n’est pas drôle, c’est précisément ce qui, d’après le protagoniste, est censé l’être. Pendant que Patrice enregistre ses piètres plaisanteries, on rit surtout de lui, de ses cheveux, de ses habits, de sa conviction inflexible d’être un génie du comique et de ses certitudes inamovibles de pouvoir enregistrer l’essence même de l’humour. Il y a peut-être un seul point sur lequel Patrice a raison, semble nous dire le spectacle : l’humour est propre à l’être humain. Tout montre pourtant qu’en saisir le vrai fonctionnement est plus complexe qu’on ne le pense.

Avec l’articulation du rapport entre Patrice et Mich-L, le spectacle touche aussi au débat contemporain sur l’arrivée de l’intelligence artificielle et ses implications sur les relations interpersonnelles, ses avantages, ses risques, et surtout ses limites. La Force de la Farce met en avant le pouvoir de la comédie et sa nature profondément humaine, en montrant que même avec toutes les machines du monde, « l’humour n’est pas arithmétique ».