Un spectacle qui ressemble à un poème

Par Sophie Perruchoud

Une critique sur le spectacle :

Choeur des amants / Conception et mise en scène par Tiago Rodrigues / Comédie de Genève / du 12 au 15 octobre 2023 / Plus d’infos.

© Filipe Fe

À la Comédie de Genève, Tiago Rodrigues remet sur la scène un texte dont l’écriture a commencé en 2006 et qui, comme dans By Heart ou Antoine et Cléopâtre, explore la finesse des liens entre les êtres. Sous forme d’un récit choral, le spectacle évoque deux amants qui vivent et transmettent leur amour au cœur du temps qui passe. En toute simplicité, la balade guide le public entre l’intime des amants et l’universel de la condition humaine.

Il semble qu’on a posé là, sur le sol, une nuit étoilée. Un matériau léger et brillant est éparpillé sur l’ensemble de la scène et invite les spectateurs dans un univers poétique avant même le début du spectacle. C’est une pièce de jeunesse que Tiago Rodrigues, actuel directeur du Festival d’Avignon, reprend à la scène. Les premiers chants ont été écrits il y a plus d’une décennie, le dernier a été conçu récemment avec les comédiens David Geselson et Alma Palacios. Deux amants dont nous ne savons ni le nom, ni l’âge, ni l’origine, expriment leur rapport au temps qui passe, tentent de matérialiser leur amour par les mots et, de fait, proposent une entrée dans la part la plus intime de leur humanité. Ou pour le dire dans leurs propres termes :

« Cet amour est comme un poème ou une chanson 

c’est impossible de le résumer  

il faut le citer 

que peut-on dire 

pour résumer un poème ? » 

La même question, en écho, se pose pour moi : que dire pour évoquer ce spectacle qui ressemble à un poème ?

Je pourrais d’abord raconter que c’est l’histoire d’une femme qui meurt presque en regardant le film Scarface, avec Al Pacino, l’histoire d’un homme qui voit son amante presque mourir, l’histoire d’un couple qui veut croire qu’« on a le temps », d’une fille qui chante le soir pour bercer sa mère, d’amoureux qui achètent une forêt pour pouvoir vivre, d’un film arrêté brutalement par l’urgence et dont ils décident de ne jamais voir la fin.

Je pourrais aussi dire que le spectacle est un souffle poétique continu de quarante-cinq minutes, écrit à la manière d’une partition pour deux voix éminemment humaines. Les différentes façons de proférer le texte expriment toute la gamme de nos rencontres avec l’altérité, comme une fable de notre humanité, de nos (im)possibilités de rencontres et d’amours : parfois, les mots dits à l’unisson font des deux amants un chœur célébrant la possibilité d’entente entre les hommes. Parfois, les comédiens sont seuls dans leur espace et profèrent un monologue. À d’autres moments, les amants dialoguent, tentent de se rencontrer, de partager, ou profèrent en même temps des discours différents, mettant en lumière la profonde insaisissabilité de l’autre. Et quelquefois, le silence s’impose et prend la place des mots, vains face à l’indicible. 

Je pourrais également mettre en lumière la générosité du spectacle, qui donne une véritable place aux spectateurs. Les mots sont proférés dans leur direction, ils sont offerts, nous invitent à écouter et à recueillir cette histoire d’amour et à la faire entrer en résonance avec nos propres individualités. La diction et les gestes des comédiens, quelquefois très emphatiques, presque didactiques, contraignent parfois l’imaginaire des spectateurs en leur indiquant une interprétation précise du texte, dont la richesse pourrait appeler une plus grande liberté dans l’énonciation. On imagine bien toutefois que ce type de diction est lié au jeu difficile qu’impose le dispositif qui consiste à proférer des paroles à l’unisson. Porteurs de mots, de respirations et de silences, les comédiens évoluent dans une scénographie épurée — une table et deux chaises qui permettent de figurer les différents espaces traversés par les amants — qui leur donne une place véritable. Les mots eux-mêmes, au centre du spectacle, touchent une part profonde de notre humanité. Ils parlent du temps qui passe, de l’amour indicible, de l’éphémère partagé, de la vie infinie. Ils sont donnés dans une poésie d’une grande humilité, sans jamais prétendre énoncer ni vérité ni morale. Ils ouvrent un espace de partage, le temps d’un spectacle, dans lequel se tissent l’amour, la peur, le rire, le désarroi, l’attente, la mort, la joie, les désirs. Et le tout se cristallise en tendresse et légèreté.  

Je pourrais encore évoquer les lumières qui, sobrement, illustrent le trajet que font les cœurs des amants. Elles s’adoucissent à mesure que le temps passe pour finir par ne produire qu’une faible atmosphère verte, laissant les amants se dessiner en silhouette, les accompagnant jusqu’à leur dernier souffle offert à la forêt dans laquelle ils finissent par se confondre avec l’humus. 

En somme, je pourrais dire qu’en tissant la pièce à partir de la tragédie première que représente l’intrusion brutale de la mort — ou de la menace de la mort — dans le quotidien, Tiago Rodrigues montre que le théâtre peut donner à voir autre chose que des rapports de force, des tensions, et proposer des lieux de tendresse. Face à cet évènement tragique, il ne propose pas une résolution, mais il y oppose bien plutôt la tendresse et la joie.

Je pourrais bien dire tout ça et dire encore que l’espace proposé par ce spectacle montre qu’il subsiste, malgré la mort, le désarroi, la perte, « un endroit où il est possible de vivre ». Mais il est vrai qu’il est délicat de vouloir raconter un spectacle qui ressemble à un poème. Celui-ci dépose doucement une impression d’humanité, un regard d’espoir sur le temps qui s’enfuit, un souffle d’amour sur nos cœurs éphémères. Peut-être que dorénavant, nous aurons tous un film que nous ne regarderons jamais jusqu’à la fin.