Un désert entre paradis et enfer

Par Enola Rindlisbacher

Une critique sur le spectacle :

Le Jardin des délices / Conception et mise en scène par Philippe Quesne / Compagnie Vivarium Studio / Théâtre de Vidy (Lausanne) / du 26 septembre au 5 octobre 2023 / Plus d’infos.

© Martin Argyroglo

En route dans un univers désertique mis en scène par Philippe Quesne avec la compagnie Vivarium Studio. Une communauté aux allures de secte des seventies, avec pantalons à pattes d’eph’ et bottes de cowboy, évolue entre paradis et enfer. Les spectateurs doivent trouver leur place.

Après le succès de Fantasmagoria, Philippe Quesne revient à Lausanne présenter Le Jardin des délices. Conçue pour célébrer les vingt ans de sa compagnie, cette pièce a été créée lors du Festival d’Avignon 2023. En s’inspirant librement du triptyque éponyme de Jérôme Bosch, Quesne invite les spectateurs dans un univers à la fois familier et étrangement décalé. Si la référence au tableau suscite une attente, la scénographie la déjoue immédiatement : loin de l’imaginaire d’un jardin verdoyant, le décor est celui d’un désert aride.

Côté jardin, un bus. Où va-t-il ? Dans ce no man’s land entre paradis et enfer, jonché de petits tas de pierres, la réponse est tout sauf assurée . Quelle place cet espace occuperait-il dans le triptyque de Bosch ? Sommes-nous au paradis, sur le panneau de gauche ? Du côté droit, en enfer ? Voyageons nous entre les deux ? Sont-ce là les restes du jardin des délices ? Les réponses sont laissées à l’interprétation des spectateurs. 

Lorsque les comédiens investissent cet espace, la scène prend vie de manière inattendue. Rythmée par leurs gestes emphatiques, dans  un décor qui semble parfois être animé par sa propre volonté, la pièce évolue autour d’un « ovale de parole » invitant les personnages à un voyage spirituel.  Arborant des vêtements des années 1970, comme les fameux pantalons à pattes d’éléphant et des accessoires de cowboy, ceux-ci forment une communauté aux allures de secte, guidée par un œuf géant. Dans cet espace de parole, ils sont amenés à improviser des micro-saynètes sur un ton décalé par rapport au contexte, reflétant un certain mal-être et une solitude qu’on peut interpréter comme inhérente à l’expérience humaine : lorsqu’ils jouent, ils ne sont pas vraiment écoutés. Puis, rompant parfois avec leur caractère esquissé, certains se transforment en créatures mi-animales, comme des sortes de mollusques : on y reconnaît une référence au triptyque. Entre évocation du tableau et satire d’une réalité sociale, il est parfois difficile pour les spectateurs d’attribuer un sens à ce qu’il voit.

L’œil est attiré par ces nombreuses micro-performances artistiques mêlant poésie, chant et musique qui se jouent et sont dé-jouées par l’intervention des autres personnages et des éléments du décor. Tout comme le triptyque de Bosch, les spectateurs ne peuvent embrasser d’un seul regard les saynètes qui se superposent chaotiquement. Ils sont invités à s’imprégner d’une atmosphère, à choisir entre s’attarder sur un détail ou observer la scène dans son ensemble. Cependant, même si le dispositif mis en place vise à montrer au public ces différentes performances sans lui fournir une position de surplomb omnisciente, celui-ci ne peut s’empêcher d’avoir un sentiment d’abandon ; un sentiment que, malgré tout ce qui se produit, quelque chose lui échappe. Ce sentiment est particulièrement présent lorsque les acteurs-personnages adoptent un jeu méta-théâtral, venant brouiller les frontières de l’univers fictionnel, puis finissent par interpeller à deux reprises les spectateurs dans deux monologues qui leurs sont adressés. Abandonnés ? Pas vraiment. Le dispositif de la mise en scène indique timidement une invitation à regarder le placement complexe du décor et des acteurs dans l’espace scénique malgré cet inconfort provoqué par l’incertitude sur ce que nous devons y voir

Expérience théâtrale déroutante, Le Jardin des délices invite, au-delà de l’inconfort, à se perdre dans les méandres du jardin artistique de Philippe Quesne.