Dans l’étrangeté des hommes

Par Sophie Perruchoud

Une critique sur le spectacle :

Le Jardin des délices / Conception et mise en scène par Philippe Quesne / Compagnie Vivarium Studio / Théâtre de Vidy (Lausanne) / du 26 septembre au 5 octobre 2023 / Plus d’infos.

© Martin Argyroglo

Au théâtre de Vidy, Philippe Quesne façonne de nouveau, comme dans ses précédentes créations, telles que La Mélancolie des dragons ou La Nuit des taupes, un écosystème que les spectateurs sont invités à observer, en guettant la façon dont les protagonistes y évoluent. Librement inspiré du Jardin des délices, triptyque célèbre de Jérôme Bosch, le spectacle présente un groupe d’hommes et de femmes placés dans un univers qui semble postapocalyptique : une invitation à un voyage étrange, tissé de réflexions quant au monde actuel.

« Êtes-vous certains que la Terre n’est pas l’enfer d’une autre planète ? », suggère l’un des personnages. La question est peut-être celle que le spectacle de Philippe Quesne propose à ses spectateurs. Dans un espace-temps singulier, un groupe d’hommes et de femmes tentent, semble-t-il, de faire société. Si les éléments plastiques (un œuf géant, un bus, un fond désertique) donnent une couleur postapocalyptique à la scénographie, de nombreux discours évoquent quant à eux le XXIsiècle. Des caricatures s’enchaînent par fragments : un homme politique, sur le devant de la scène, accompagné d’un garde du corps, énonce avec assurance des banalités tandis qu’une femme qui semble être une journaliste lui pose des questions qui n’ont de lien ni avec son discours, ni avec la politique ; un homme dont la marginale sensibilité est appuyée par une gestuelle précieuse lit un poème cryptique que personne ne semble vraiment écouter, tous étant occupés par d’autres actions ; une femme se plaint de manquer d’air lorsqu’elle est dans le bus et, en sortant, allume de façon naturelle une cigarette. Cet enchaînement quelque peu déroutant laisse aux spectateurs un sentiment d’étrangeté. Celle-ci est aussi liée à un pourquoi ? incessant : si le spectacle propose de nombreuses réflexions, il est difficile de comprendre où il veut réellement en venir. Peut-être est-ce là, du reste, sa visée : laisser les spectateurs seuls face à ce sentiment. L’étrangeté tient également au rythme qui varie entre deux extrêmes : entre scènes très lentes et moments où plusieurs actions rapides ont lieu en même temps, il devient difficile de savoir à quel temps s’accorder. Elle est créée aussi par le décalage que produisent les jeux des comédiens, très expressifs au moment même où leurs actions sont les plus anodines. De plus, les personnages ne semblent pas véritablement s’adresser les uns aux autres. Ce groupe d’hommes et de femmes voyageant ensemble ne paraît pas vraiment faire société : cela provoque un sentiment de malaise. Cette étrangeté ressentie est-elle celle que peut procurer la vie dans tout son mystère, ou est-ce une étrangeté propre au XXIe siècle ? Sommes-nous face à un questionnement existentiel ou politique ? Les dialogues peuvent être compris comme une critique du tort que les nouvelles formes technologiques font au discours. Entre dialogues absurdes, poèmes cryptiques et dénonciation de la parole divine, le spectacle semble sans cesse dévaloriser le verbe. De plus, le motif de la mise en scène de soi est très présent, notamment avec l’intervention d’une caméra à laquelle, de temps à autre, les personnages s’adressent lorsqu’ils parlent ou chantent. En écho, le caractère artificiel du spectacle est volontiers dévoilé, comme dans une scène ingénieuse, dans laquelle les personnages démontent une face du bus : un homme emploie une meuleuse, cachée aux spectateurs, qui crée de grandes étincelles. Lorsque la face du bus est enlevée, on aperçoit la supercherie : les étincelles proviennent d’une autre source, à quelques centimètres. 

La rupture de l’illusion référentielle, ainsi que la sensation de hors-temps, ouvrent toutefois vers un propos plus large sur l’illusion et l’insaisissabilité, le mystère et l’étrangeté, l’artificiel et le quotidien. Si le spectacle est effectivement étrange, décousu, abstrait (de fait, me semble-t-il à regret, difficilement accessible pour le tout-public) et qu’il faille un peu de temps et de distance pour le digérer, il met en jeu des questionnements importants pour notre actualité et pour notre humanité. À la sortie, nous ne savons pas vraiment si la Terre est l’enfer d’une autre planète, mais la question résonne sincèrement, et ces réflexions nous accompagnent un temps. 

Le Jardin des délices se situe à la lisière fine qui sépare le théâtre de la vie. C’est un spectacle difficile à cerner, mais qui, je crois, capture quelque chose d’intangible, quelque chose de notre humanité et de notre actualité, tout en le laissant filer et prendre sens dans les individualités des spectateurs.