Les secrets d’une femme

Par Manon Lelièvre

Ce texte est une création libre inspirée par le spectacle :

Tous les poètes habitent Valparaiso / Texte de Carine Corajoud / Conception et mise en scène par Dorian Rossel / Cie Super Trop Top / La Grange (Lausanne) / du 07 au 12 mars 2023 / Plus d’infos.

© Daphné Bengoa

Un verre à la main, elle sourit, un peu perdue, pas tout à fait avec les autres. Elle est ailleurs.

ELIANA

Il ne reste plus beaucoup de temps, mon amour. Bientôt, le jeu prendra fin.

Elle se place à pas légers devant le socle de la statue. Son regard s’attarde sur les courbes de métal qui reprennent les traits du poète.

Le jeune chercheur est passé et j’ai vu dans son regard que quelque chose avait changé. J’ai dit quelques mots dans le vague, j’ai souri doucement et je suis partie. J’ai suivi les règles, il les suivra lui aussi.

Elle soupire.

Bientôt les choses changeront, bientôt il ne restera de toi que le souvenir d’un poète.

Un groupe de personnes passe derrière le socle. Elles semblent la reconnaître, elles lèvent leurs verres dans sa direction en souriant. Malgré les quelques traits familiers, Eliana ne se rappelle pas d’elles. Avec un temps de retard, un peu hésitante, elle sourit aussi et lève sa flûte de champagne.

Le champagne est bon, tu l’aurais aimé je pense. Les gens ont l’air heureux. Je me demande bien comment tu te comporterais si tu étais ici. Pleurerais-tu ? Tu en serais bien capable. Réussirais-tu à garder le secret ? Je n’en suis pas si sûre, tu as toujours été si pressé, plein d’une impatience discrète. Moi je le vois dans ton regard, dans ta main qui aplatit tes cheveux. Tu aimes les jeux, mais pour suivre tes propres règles, il fallait te faire violence, n’est-ce pas ?

Elle rit doucement.

Ce soir, le suspense s’évanouit. Tous ces curieux ont attendu vingt ans un évènement, un geste artistique. Ils n’ont peut-être pas compris que ce sont les années écoulées qui comptent, l’attente. Le geste est là maintenant, tout petit, tout carré, si fragile comme un carnet que l’on peut perdre. Comme un recueil de poèmes qui prend feu. Espéraient-ils que tu ressuscites par des mots ?   Et puis, une fois que l’on saura, une fois que l’Autre arrivera par ici, le geste ne deviendra-t-il pas murmure ? Quelle histoire folle ! Quelle jouissance de connaître avant tout le monde un secret qui sera bientôt dévoilé ! Quelle joie de voir dans les regards le doute, puis la lumière lorsqu’on a réalisé le geste, qu’il a été compris. Je verrais éclore le secret dans les esprits. C’est ce que tu as vu dans mes yeux quand tu m’as avoué, en chuchotant, un matin, ton projet un peu fou. Oui, tu aurais pleuré je pense, mais tu n’aurais rien dit. Oui, tu as pleuré, mais tu n’as rien dit la dernière fois.

Silence dans sa tête. Des voix au loin, quelques rires, des verres qui s’entrechoquent encore troublent la sérénité du jardin.

Et dire que par un simple caprice de ma part, je pourrais relancer la machine. Je les sens dans mon cœur, contre mon sein, les mots que tu m’as confiés. Les tiens, les vrais, ceux que tu me glissais doucement les matins et que je transcrivais le soir, en secret, dans mes journaux. Ceux que tu ne destinais qu’à moi, moi qui voulais que tu les cries au monde. Je pourrais jouer à nouveau, passer dans les rangs et chuchoter : vous ne le saviez pas ? Une autre close, confidentielle, dans le testament de feu mon poète… Un autre recueil, dans vingt ans à nouveau ? Non, cinq cette fois. Quoi ? On ne vous avait pas prévenu. Que c’est étrange ! Et alors, quand la rumeur arriverait jusqu’à ses oreilles, Maître Abril me trouverait un peu perplexe, un peu fébrile. Il me demanderait ce que je raconte, ce que j’imagine. Je sourirais doucement, rirais sûrement de voir ses yeux affolés, un peu avides, ses mains serrer convulsivement sa pochette noire. Alita arriverait aussi, peut-être, son visage entre la joie et la crainte. Tout va bien Mama ? Oui, Alita, ne t’inquiète pas. Vous ne le saviez pas, Maître Abril, mais mon mari m’avait chargé de dévoiler l’existence d’un nouveau recueil de poèmes au moment de la publication des Poèmes de l’Autre. Ce serait faux, bien sûr, tu ne m’as jamais demandé cela. Tu ne connais même pas l’existence de mes carnets, remplis de tes poèmes chuchotés au creux de mon cou. Mais le manuscrit est là, Maître Abril, et je suis la veuve de Juan Luis Martinez à qui il dévoilait tous ses coups à l’avance, n’est-ce pas ? Vous savez, c’est un joueur, mon Juan Luis, et le premier jeu n’est même pas terminé qu’il veut en relancer un nouveau.

Un éclat de rire s’échappe de ses lèvres. Elle voudrait rire, elle veut danser. Par-dessus tout, elle souhaite monter sur le socle, embrasser la statue et lui dessiner des moustaches. Elle boit vite une gorgée avant qu’on ne la remarque. Elle se sent un peu excentrique, un peu folle, mais maintenant qu’elle a dépassé l’âge d’être grand-mère, elle a le droit, n’est-ce pas ? Elle chuchote alors :

La vie d’une femme

Aux courbes parfaites m’enflamme

Et si tu ne la suis pas

Et si tu ne joues pas

Elle part, elle s’enfuit

Elle volète comme un colibri…

Elle baisse la tête, pose sa coupe sur le sol, à côté du socle. Elle reste un instant, pensive et silencieuse. Dans un geste soudain, elle plonge la main dans sa veste, à l’endroit de son cœur, et en ressort un petit carnet relié. Elle le regarde, caresse la couverture, sent les pages qu’elle feuillette délicatement. Elle le pose sur le socle, entre les pieds de la statue. Elle se retourne alors, s’apprête à partir, hésite. Mais ses épaules s’affaissent, elle reprend le carnet et le glisse à nouveau contre son cœur.

Elle sort.