Critique sur L’Autre, de Mélanie Chappuis

Par Julie Fievez

Une critique sur le texte de la pièce :
L’Autre, Mélanie Chappuis

© Anoush Abrar

Deux femmes ont rendez-vous dans un bar. Elles ne se connaissent pas encore mais partagent un même homme : l’une est sa femme, l’autre sa maitresse. Progressivement, il disparait, s’oublie : c’est l’amour, des mots surtout, qui les réunit. Un instant, comme suspendu, avant de reprendre le cours de leurs existences, à jamais bouleversées. Mélanie Chappuis en fait l’élément central, déterminant : dans les interstices du récit, l’autrice suisse propose une pièce aux allures de renaissance. L’Autre n’est alors peut-être pas toujours celui que l’on croit.

C’est un dos à dos – ou plutôt un face à face. La scène s’ouvre et se ferme sur cette image. Pas de cris ou de larmes : seulement des mots, ceux qui blessent ou qui apaisent, surtout ceux qui dévoilent et qui marquent. Elles sont toujours sur le point de partir et d’abandonner la discussion, pourtant on ne quitte jamais le bar. Le temps de la pièce est celui de cette rencontre et personne ne sortira avant qu’elle ait atteint son objectif. Les deux femmes se découvrent, se racontent – de la rencontre avec l’homme à l’amour qui faiblit, en passant par les rêves et les désillusions. Plus qu’une – ou deux – histoires d’amour, il s’agit surtout d’évoquer la condition féminine. Leurs positions sont similaires, elles partagent une souffrance et une frustration communes : elles sont toutes deux vouées à l’attente, à la passivité. Par un jeu de miroir déformant, elles se révèlent à elles-mêmes, acceptant leurs failles, leurs manques et leurs insécurités. Leur dialogue amène lecteur.rice.s et spectateur.rice.s à questionner leurs propres relations amoureuses. Dans l’intime de cette conversation, on perçoit l’écho de différents vécus et le travail opéré à partir d’eux. Mélanie Chappuis n’en est, effectivement, pas à son premier texte sur le sujet : L’Autre rappelle Femmes amoureuses (2017) qui montrait déjà différentes facettes de la féminité.

D’objets réduits au corps et au regard masculin, les deux femmes deviennent protagonistes, sujets de leur propre histoire. L’homme, bien que la discussion tourne toujours autour de lui, est étonnamment absent. Exclu de l’espace qui se créé, il est cet Autre objectifié. Au-delà, la pièce vient questionner l’importance d’un espace à soi, pour reprendre la référence à Virginia Woolf que fait l’une des deux héroïnes. L’absence de personnage masculin sur scène permet à la discussion de s’émanciper d’un regard (dés)approbateur pour se construire et donner une voix à son propre combat. Comme le montre l’ambivalence des personnages, dont les propos font parfois preuve de beaucoup d’ironie, celui-ci est hasardeux, parfois inattendu mais toujours complexe. La pièce sonne juste dans la manière avec laquelle elle traite l’humain : elle ne craint pas de dévoiler ses impudeurs, ses faiblesses. Elle montre aussi un amour, partagé par les deux personnages, du mot juste : lecteur.rice.s et spectateur.rice.s observent, à plusieurs reprises, une pensée qui se construit, qui s’affine progressivement. En ce sens, c’est la parole qui va leur permettre de dépasser le clivage grossier que leur assignent les rôles de la maîtresse et de l’épouse, du soi et de l’autre. Par leurs professions respectives, traductrice et écrivaine, il s’agit aussi de montrer les possibilités d’aménagement du monde par la littérature : malgré leurs oppositions de points de vue, on perçoit un même engagement dans l’écriture. Et alors que les deux femmes se quittent, l’espace d’un instant, une autre vision des relations amoureuses et des femmes a pu exister : comme le rappelle l’épigraphe du texte qui cite Pessoa, n’est-ce pas le propre de la littérature que de combler les manques de la vie ?

Une autre pièce de Mélanie Chappuis, Après la vague, est à l’affiche de la compagnie amateur Adam Brosse à partir du 5 mai 2023 à Fribourg puis à Bulle.