Du boulevard contemporain et sexoposotif : oui, c’est possible !

Par Sylvain Grangier

Une critique sur le spectacle :

Une oreille nue à la patte de l’amour… ou comment filer une puce malgré soi / Par Rebekka Kricheldorf d’après l’ensemble de l’œuvre de Georges Feydeau / Mise en scène Superprod (Céline Nidegger et Bastien Semenzato) / Théâtre Poche – Genève / du 14 novembre 2022 au 5 février 2023 / Plus d’infos.

© Rebecca Bowring

Pour ses 75 ans, le Théâtre de Poche se demande à quoi pourrait bien ressembler la comédie de Boulevard contemporaine. Pour y répondre, il commande à l’autrice allemande Rebekka Krichledorf une pièce basée sur l’œuvre de Georges Feydeau, et en confie la mise en scène à Céline Nidegger et Bastien Semenzato (Superprod). Le résultat est très haut en couleur : malgré une entrée en matière qui laisse quelque peu perplexe, le spectacle s’avère délirant, entre parodie, dérision et humour absurde.

Un début difficile, confus pour les spectateur.ice.s. Le rythme est immédiatement débridé, les répliques fusent, et il faut un certain temps avant de comprendre la situation, celle d’un lendemain de cuite. En moins de dix minutes, c’est presque autant de personnages différents qui sont déjà apparus sur scène, pour seulement quatre comédien.ne.s. Mais ce sont surtout les propos qui déconcertent, qui laissent craindre un simple vernis «jeun’s» : on assiste à un name-dropping de termes en vogue, tels que vegan ou toute une déclinaison d’orientations sexuelles, smartphone et Instagram à l’appui. Chaque occurrence est l’occasion d’une blague. Mais alors que l’on pourrait croire que tout cela nous prépare à un humour malveillant et peu informé (et que l’on s’apprête à dégainer un « OK boomer » de circonstance), le rire vient. Ceci lorsqu’on se rend compte que l’humour pratiqué n’est jamais condescendant, mais qu’il relève avant tout d’une forme d’autodérision. «Rions de tout et de tous, explique le programme, mais de manière sexopositive et non sexiste.» Alors toutes les dimensions de l’humour peuvent faire mouche.

Tout prête en effet à rire. Dans les répliques bien sûr, mais aussi dans le dispositif scénique. Ainsi, la méridienne, le rideau de fond aussi bien que le peignoir de l’un des personnages ont le même habillage : un papier peint rose à motifs animaliers kitch. Les costumes participent également au délire, tel celui de la vieille mère (Zacharie Jourdain) tout droit sorti d’un film de Tim Burton, ou ce costume de renard tout droit sorti d’une convention de furry. Même le changement de décor prête à rire, lorsque les comédien.ne.s amènent sur le plateau une quantité démesurée de plantes vertes, le plus sérieusement du monde, tout en se contorsionnant pour passer entre les échafaudages qui soutiennent le décor. L’humour frise parfois l’absurde, à la manière des films des ZAZ (Zucker, Abrahams et Zucker), comme lorsqu’une comédienne (Aline Papin) joue avec entrain du piano, avant de se retirer pour qu’on constate qu’en réalité le piano joue tout seul. De même, lorsqu’un personnage est évoqué comme «la carotte», au sens d’appât, jusqu’à ce qu’il apparaisse vraiment dans un costume de carotte géante. On pourrait continuer la liste longtemps, tant le spectacle est une avalanche de gags.

Mais il y a aussi la parodie. Celle de Feydeau, dont tous les ressorts dramatico-comiques sont utilisés, des quiproquos aux amant.e.s dans le placard. Mais comme les comédien.ne.s sont très conscient.e.s de l’artificialité de ces procédés, ils jouent avec ces codes, en pleine connivence avec le public. Cette couche s’ajoute donc à l’humour déjà présent chez Feydeau, le complète, le commente. D’une certaine manière, on rit avec Feydeau, mais on rit aussi de Feydeau. C’est ce qui en permet le renversement, passant d’un théâtre sexiste à un théâtre féministe et queer. La narration elle-même est parodiée, car elle frise l’incompréhensible. Il est pratiquement impossible de résumer l’intrigue, puisque presque chaque personnage possède son arc narratif propre. Parce que l’essentiel se raconte ailleurs, dans les interstices du rire.

À la fin du spectacle, on rallume la lumière. Les comédien.ne.s chantent : « C’est que du divertissement, le capitalisme se porte à merveille.» Le politique tout à coup surgit. Après avoir raconté la fin fictive de tous les personnages, on demande à l’un des comédiens, Djemi Pittet : «Et toi ?» – «Et moi ? C’est mon premier engagement.» Et en effet, il s’agit de son premier rôle professionnel, son premier engagement dans un théâtre, cette année, au Poche. Surgissement du réel. La comédienne Valeria Bertolotto enchaîne en listant les rôles qu’elle a joués, dont la plupart sont une déclinaison de «une mère» : subtile critique des textes de théâtre où trop souvent les personnages féminins ne sont définis que par rapport à un personnage masculin. Au final, sous les couches apparentes de l’embourgeoisement dort quelque chose de plus fondamental, de plus vrai. Derrière les rires, délirants et jouissifs, apparaît l’engagement politique, rendant caduque ma perplexité au début du spectacle, tout ceci me faisant réaliser que créer un boulevard contemporain est non seulement possible mais surtout jouissif.