Le tourbillon de la vie

Par Julie Fievez

Une critique sur le spectacle :

DIEstinguished / De La Ribot / Comédie de Genève / du 09 au 11 décembre 2022 / Plus d’infos.

© Nicolas Montandon

Ni la neige ni les festivités du week-end de l’Escalade n’ont empêchés les Genevois d’assister en nombre à la nouvelle pièce distinguée de La Ribot. Dans un univers saturé et hautement sensuel, le spectacle saisit celui qui veut bien y entrer dans une spirale organique continue. Il vient rappeler que les processus de transformations sont imparables : personne n’y échappe, aussi bien les corps que les objets du quotidien. Chacun.e est alors responsable de son attitude face à cette fatalité.

Alors que les spectateur.rice.s discutent encore, des corps se meuvent déjà sur la scène de la Comédie de Genève. Ils sont onze. Certain.e.s font partie de la troupe La Ribot Ensemble basée à Genève ; les autres ont été recrutés localement et diffèrent selon la ville où a lieu la représentation. Une palette de couleurs se déploie à travers les costumes des danseur.euse.s : rouge, jaune, mauve, vert, bleu. Ils appellent notre regard, éclairs lumineux, fugaces. Le regard tente de se fixer à un des danseurs : trop tard, il a déjà traversé la scène. Ou bien il se cache sous l’estrade. Parfois, les costumes se confondent avec le décor : des panneaux verts, bleus ou blancs délimitent la scène. Le silence dans la salle se fait : le spectacle a commencé mais le principe n’a pas changé. Les corps continuent de se jeter d’un bout à l’autre de la scène. Ils semblent obéir à des forces supérieures, incontrôlables et incompréhensibles, comme mus selon les principes d’aléatoire et de hasard chers à Merce Cunningham. De même que ce dernier avait révolutionné la danse au milieu du XXe siècle, La Ribot, par ses expérimentations multiples, a modifié le champ de la danse contemporaine. DIEstinguished est la 58e « pièce distinguée » de sa composition, au sein d’une série débutée en 1993 qui vise à mettre en évidence l’ « instant de la danse ».

Dans cette multitude d’événements éphémères, chaque spectacteur.rice peut se frayer le chemin de son choix. Il est difficile d’attribuer une forme générale au tableau : il se compose et se décompose rapidement. De la même manière, alternativement, les danseur.euse.s tiennent une caméra qui filme en gros plan certains détails du spectacle depuis la scène : les images sont retransmises en direct sur les téléphones portables du public. Malgré quelques problèmes techniques, le dispositif permet d’être immergé différemment dans le spectacle. Il donne une fonction centrale au public qui peut décider de la distance à adopter par rapport à ce qu’il voit. L’écran transmet ainsi un point de vue étrange, celui du corps qui danse, qui éloigne de la vue d’ensemble.

Les spectateur.rice.s sont, par ailleurs, loin de tout voir et de tout comprendre. Lorsqu’ils croient tenir un élément d’interprétation, celui-ci s’est déjà transformé. Du reste, c’est dans l’opposition entre la mort, rappelée dans les majuscules du titre, DIEstinguished, et l’élan vital, qu’on peut identifier la force de transformation, le mouvement, comme moteurs du spectacle. En ce sens, chaque geste est voué à sa mort prochaine mais aussi à sa renaissance sous une autre forme. De même, les rôles sont interchangeables. La spirale qui se forme alors que les performeur.euse.s s’échangent leurs vêtements témoigne de cette impulsion continuelle qui traverse l’existence. Le corps lui-même est comme une toile vivante : il se recompose, se transforme au fur et à mesure. Dans cette optique, fixer son regard ou son idée est, d’une certaine manière, pour le spectateur.rice, mourir. Aussi, cette abondance de stimulations visuelles, cette poétique du « trop plein » donne une dimension presque sociologique au spectacle. Il s’agit, pour les spectateur.rice.s d’évoluer dans le monde de la surinformation et de l’hyperconnexion. Le nombre de stimulations étant excessif, ils doivent aussi apprendre à trouver le juste milieu, au risque de se perdre.

A cette flamboyance contemporaine s’oppose un érotisme presque primitif. Les danseur.euse.s s’accompagnent d’abord de leurs propres feulements et autres bruits d’animaux. A partir de ces propositions, Alexandre Babel a, par ailleurs, composé une bande son décrite comme « organique et mystérieuse ». Mais c’est dans le jeu qui se crée avec les habits qu’on retrouve une réelle tension érotique. Les vêtements gisant sur le sol, prennent vie dans l’utilisation qu’en font les danseur.euse.s. Ce n’est pas sans rappeler le dispositif mis en place par Trisha Brown qui permettait d’apprécier la beauté dans le geste quotidien de s’habiller. Les corps eux-mêmes semblent se lier et s’emboîter pour donner à voir un seul et même organisme. La vie prend alors le dessus mais sans oublier que cet équilibre tient dans son obligatoire trajectoire vers la mort.