Avez-vous déjà vu la Cachalotte de Genève ?

Par Julie Fievez

Une critique sur le spectacle :

Cachalotte / Création du collectif Ouinch Ouinch / Festival Emergentia – Genève / du 1-12 novembre / Plus d’infos.

© GregoryBatardon

Dans l’obscurité de novembre, un groupe déambule dans le quartier de Carouge à Genève. Il s’arrête aux bords du lac, dans un silence recueilli. Une lumière bleue éclaire le fond de l’eau. C’est la scène qu’observe un badaud de l’autre côté, interloqué par ce spectacle inhabituel. Pourtant, dans le groupe, la surprise a laissé place à l’émotion et à l’unité. A travers cette déambulation poético-spectaculaire, le collectif Ouinch-Ouinch propose une épopée écologique aux élans de manifeste burlesque.

Sur la Place de l’Octroi, non loin de l’Abri Carouge, un groupe est réuni. Il fait déjà noir, le froid automnal se fait sentir. Ils sont quatre, habillés de gilets orange fluo et d’un masque de plongée lumineux : leur arrivée marque le début du spectacle. Ils nous interpellent, réchauffent directement l’atmosphère : on va bouger, rire, chanter même. Ils nous donnent les consignes pour mener à bien l’aventure, celle de retrouver la Cachalotte. Au centre d’un cercle qui s’est rapidement constitué, ils tournent sur eux-mêmes, à en donner le mal de mer. Cela tombe bien, c’est l’objet du spectacle. En effet, sous une forme aux apparences épiques, les spectateur.rice.s sont amené.e.s à prendre part à la quête de la Cachalotte. A travers des chants – ou plutôt des cris – entamés ensemble ou encore par le format de la marche, chacun.e fait partie intégrante du spectacle. Comme dans l’épopée, l’ensemble des participant.e.s se sent concerné par ce qui est en train de se jouer : un récit se tisse au fur et à mesure des rires et des regards échangés. Mais au-delà, c’est l’environnement immédiat qui est sollicité puisque la marche permet d’activer différents sens pour aller à la rencontre du monde extérieur. Le spectacle lui attribue un langage que les spectateur.rice.s doivent tenter de déchiffrer. Comme le public, la ville – et ses différents passants – jouent donc un rôle actif dans la composition du spectacle.

Au-delà du mouvement naturel d’un groupe qui avance, la scénographie s’appuie sur différents éléments pour donner l’impression d’embarquer – au sens littéral et figuré du terme. Un caisson d’eau éclairé de teintes violettes sur lequel trône fièrement un mât fait office de navire. Sa voile bleue s’étend au-dessus des participant.e.s et ses mouvements donnent l’impression d’une tempête : le bateau de fortune tangue et les esprits chavirent, emportés par les chants, dans cette odyssée moderne. Une fois arrivé à bon port, le groupe découvre la Cachalotte, sorte de ballon gonflable. Mais son apparition est de courte durée. Un réel sentiment de tristesse apparait alors que la petite troupe donne le corps dégonflé à quelques participant.e.s. Le cortège jusque là joyeux, ludique prend une autre tournure. Ce qui ressemblait à une expédition devient un cortège funéraire ; le bateau, un cercueil. L’aventure, celle du deuil de notre monde. L’opposition entre la scène d’ouverture et celle qui clôture le spectacle démontre de la fatalité écologique de laquelle les joyeux lurons semblent conscients : la disparition de milliers d’espèces, de la richesse de la faune et la flore pour satisfaire les désirs d’exploration et de prédation d’une partie de l’humanité.

Le spectacle semble, en effet, prendre le contre-pied d’une quête héroïque, guerrière, pour lui préférer une logique de préservation, de recueillement selon la théorie féministe d’Ursula Le Guin. L’humain lui-même est destitué de son héroïsme : les costumes donnent à voir des hommes et des femmes de plus en plus simplement vêtus, passant d’une veste matelassée à un simple collant noir. En ce sens, ils renouent avec leurs origines animales, dans ce cas-ci, aquatiques. De même, le spectacle retravaille les codes de l’épopée puisque ce n’est plus un personnage mythique qui est mis en valeur mais bien la relation qui se crée entre les performeur.euse.s, le public et la nature. Aussi au lieu de proposer un récit fondateur d’une nation, objet de tant de destruction, le spectacle semble dénoncer, à la manière des codes carnavalesques, les rapports de domination et propose une autre logique faite d’harmonie et d’attention envers notre environnement.