Un vaudeville aux allures de cartoon

Par Sarah Neu

Une critique sur le spectacle :

Un fil à la patte / Texte de Georges Feydeau / Mise en scène de Julien George / Théâtre Kléber-Méleau / du 3 au 15 mai 2022 / Plus d’infos.

© Carole Parodi

Comédien et metteur en scène romand, Julien George s’applique pour la troisième fois à mettre en scène du Georges Feydeau, après La Puce à l’oreille, 2012 et Léonie est en avance, 2014. Sur ce spectacle, qui tourne depuis février 2022 en Suisse romande, il réunit en grande partie la même équipe qu’en 2012, une grande troupe complice qui sait honorer l’ingrédient fondamental de la réussite de cette pièce : les relations entre les personnages. Ainsi, le jeu est orchestré par douze comédiens et comédiennes qui assurent le déroulé burlesque de l’intrigue par une mécanique comique hautement millimétrée.

En bon vaudeville, Un Fil à la patte repose sur une intrigue construite de quiproquos et de rebondissements. L’affaire est pourtant simple : Monsieur Fernand De Bois d’Enghien s’est engagé à épouser la jeune Viviane Duverger, fille d’une baronne distinguée. Or, ce dernier n’a pas l’air encore sûr de vouloir mettre un terme à sa liaison avec la chanteuse de café-concert Lucette Gautier. Le malheureux, trop lâche pour assumer la situation auprès de son amante, jongle maladroitement afin de se maintenir à couvert sur les deux terrains. La situation le dépasse définitivement à l’acte II, lorsqu’il se rend compte que c’est Lucette Gautier elle-même qui a été prévue pour faire le récital chez la baronne à l’occasion de la signature du contrat de mariage. Parallèlement à cet imbroglio, d’autres quiproquos se tissent. On retrouve par exemple le général Irrigua (typé par un solide accent hispanique), traquant le mauvais concurrent, le ridicule Bonzin, pour s’offrir la chance de courtiser Lucette Gautier en exclusivité.

De cette manière, les ressorts de l’intrigue de la pièce de Feydeau ne reposent pas sur la psychologie des personnages, mais bien plutôt sur une bonne orchestration des chassés-croisés qui animent leurs déplacements. À ce titre, la mise en scène de Julien George relève avec succès ce défi puisque les actions des comédien×ne×s sont nettement chorégraphiées. Certains gestes, comme le simple fait de se tourner vers une direction pour voir quelqu’un arriver, sont amplifiés par un effet chorégraphique induit par la superposition synchronisée du même geste effectué par plusieurs personnages. La transition entre chaque acte participe également aux rouages de cette grande mécanique. En effet, entre chaque acte, tous les comédien×ne×s s’appliquent, dans une ambiance lumineuse rouge, à démonter et remonter les éléments de décor selon une systématique millimétrée. L’acte premier se déroule dans le salon de Lucette Gautier et de sa sœur Marceline, pièce à la vue du public, dont les portes disposées sur les parois latérales du décor laissent imaginer une salle à manger à jardin et un vestibule d’entrée à cour. Les portes demeurent un accessoire élémentaire du comique burlesque de Feydeau, constituant le point de passage entre le visible et l’invisible au cours de leurs quelques deux cents claquements durant la représentation. La transition vers le deuxième acte déplace l’intrigue dans l’hôtel particulier de la Baronne, la scénographie laisse à nouveau entrevoir une ouverture sur des espaces contingents et restitue les éléments de décor indiqués dans la pièce originale, à savoir par exemple une méridienne ou un guéridon sur lequel trône un timbre électrique. L’appareil décoratif du dernier acte offre quant à lui une vision en « coupe » de l’immeuble de Monsieur de De Bois d’Enghien, laissant voir à la fois sa cage d’escalier et sa salle à eau. La colorimétrie des espaces et les structures scénographiques choisies rappellent sur plusieurs éléments la mise en scène de Jérôme Deschamps à la Comédie-Française en 2010.

Les costumes hauts en couleurs pétantes ou pastel ne correspondent pas spécifiquement à un contexte historique précis, mais leurs formes riches et variées se détachent de la toile de fond comme pour renforcer l’univers pop « bande dessinée » engagé par le jeu des interprètes. Le comique de la pièce repose sur différents ressorts. Si on retrouve les caractéristiques burlesques et rocambolesques du vaudeville dans l’intrigue, le texte est aussi richement fourni en jeux de langages, comme les langues diverses, accents et jeux de mots en témoignent… En ce qui concerne le jeu, les comédien×ne×s n’insufflent pas nécessairement le même type de jeu à tous les personnages, certains ayant des traits burlesques bien plus prononcés que d’autres. Cependant, une cohérence est maintenue tout au long du spectacle, ce qui permet d’’installer une harmonie dans ce paysage bigarré. À titre d’exemple, le personnage de Bouzin (brillamment joué par David Casada) est caricaturé à l’extrême. Ce clerc de notaire et chanteur à ses heures perdues se meut à la manière d’un pantomime, son corps se disloque comme un pantin désarticulé et ses expressions faciales outrancières sont renforcées par un maquillage appuyé. L’extravagance et le ridicule de Bouzin ne sont pas des caractéristiques propres à cette mise en scène de la pièce, néanmoins le personnage a ici la spécificité d’émettre par ses gestes des onomatopées de bruitages de Comics (Bang, Doiiing, Paff, Zip,…) lorsqu’il touche à quelque chose.

Dans cet univers pop empli de fraîcheur, la force de cette mise en scène relève d’une grande maîtrise de l’articulation entre les douze interprètes et leurs multiples chassés-croisés sur le plateau. La salle rit de bon cœur tout du long. Le public est porté par un spectacle frais, dynamique et il se fait entraîner dans un ballet burlesque, haut en couleur, léger, presque enfantin : il en sort le sourire aux lèvres.