Ding-Dong. Ist das Gerechtigkeit ?

Par Sarah Neu

Une critique sur le spectacle :

La Visite de la vieille dame / D’après Friedrich Dürrenmatt / Mise en scène par Nicolas Stemann / Théâtre de Vidy / du 16 au 18 novembre / Plus d’infos.

 © Zoé Aubry

Une vieille dame richissime, Madame Claire Zachanassian, vient prendre sa revanche, dans le village qu’elle a quitté des décennies auparavant, sur Alfred Ill, l’homme qui l’a éconduite et abandonnée enceinte au temps de leur jeunesse. « La Visite de la vieille dame » (Der Besuch der alten Dame), pièce de Friedrich Dürrenmatt, internationalement reconnue depuis sa première en 1956, est aujourd’hui revisitée par Nicolas Stemann (Codirecteur du Schauspielhaus de Zürich) dans une proposition pour le   moins « à la Stemann. » Le cynisme du metteur en scène rejoint celui de Dürrenmatt dans ce spectacle complexe, qui livre, par vagues dramaturgiques, un portait cinglant de la société moderne.

Cette mise en scène est une complète expérience au sens où elle confronte le texte à des essais de mise en scène qui vont bien au-delà de la structure d’origine de la pièce. Ainsi, la cinquantaine de personnages présents dans l’histoire de Dürrenmatt sont intégralement interprétés ici par deux comédien.ne.s (Patrycia Ziółkowska et Sebastian Rudolph). Le texte, en langue originale allemande, et sa teneur, n’en sont pour autant pas modifiés. Les comédien.ne.s entrent sur le plateau habillés tous les deux d’un large pantalon noir et d’une chemise blanche. Ils se déplacent symétriquement le long du plateau et des rangées de spectateur.ice.s et s’adressent au public pour poser les éléments de la situation initiale du récit : le petit village de Güllen – d’une importance non négligeable, puisque le grand Goethe y a déjà passé une nuit – croule sous la misère depuis quelques années. L’économie semble ruinée, le chômage y est croissant, l’espoir quitte peu à peu les esprits des habitant.e.s… Jusqu’au jour où, une vieille dame richissime fait son grand retour, avec une proposition d’exception : un don d’un milliard à Güllen contre la vie d’Alfred Ill.

S’agissant d’une affaire qui nous concerne tou.te.s, le public est complètement impliqué – sans avoir besoin de participer – dans le jugement de fin. La scène d’exposition engagée, le niveau de jeu prend une nouvelle direction et ne cessera dès lors de se renouveler. Les comédien.ne.s commencent par décrire la vieille dame d’un point de vue extérieur, puis interprètent son personnage chacun leur tour, récitant consécutivement les mêmes répliques. Ce procédé, déjà mis en œuvre par Nicolas Stemann dans « Contre-enquêtes », joué plus tôt dans la saison du Théâtre de Vidy, invite ici à reconsidérer les frontières de l’identité, et par là même à considérer la fluidité des identités de genre.  L’exercice se poursuit par toutes sortes d’autres formes selon lesquelles les deux comédien.ne.s  incarnent les rôles.  Différentes propositions sont faites pour jouer un même protagoniste : cela peut être de manière alternée, simultanée, successive, ou encore sur une voix préenregistrée. Les différents rôles se passent de bouches en bouches comme un ballon de mains en mains dans un jeu d’enfant. Une grande maîtrise est perceptible derrière cette légèreté, puisque ce traitement du texte n’entrave en rien la clarté du fil narratif. Ces allées et venues continues entre les différents niveaux de jeu engendrent une distanciation brechtienne du public avec tous les personnages, ce qui renforce une appréhension critique et comique de leurs traits de caractère plutôt burlesques.

La performance acrobatique de Patrycia Ziółkowska et de Sebastian Rudolph est parachevée d’une scénographie très graphique qui se complexifie au fil de la représentation. Le plateau est d’abord presque nu : seuls deux écrans plasma verticaux laissent apparaître blanc sur noir des noms propres de lieux ou de personnages. D’autres écrans de même type, ainsi que deux miroirs de plain-pied et des projections visuelles viennent s’ajouter dans les moments clés de la représentation pour donner de l’effet. Les rares objets utilisés sont mis en valeur par leur symbolique toute particulière dans le texte : une pluie de chaussures jaunes, une kalachnikov, un cigare, une valise remplie d’argent… Les costumes des deux acteur.ice.s évoluent tout en restant sobres : longue robe noir, longue robe blanche, sous-vêtements, retour à la chemise. Une simplicité qui sous-tend le cadre thématique critique de la surconsommation actuelle. Somme toute, la pépite de cette scénographie tient à la troisième présence sur scène de ce spectacle : la musicienne et performeuse Camilla Sparksss. Derrière une table de mixage à roulettes qu’elle déplace dans l’espace scénique, celle-ci produit des intermèdes de musique électronique décapants, sur lesquels elle pose sa voix contestatrice, qui renforcent les thématiques critiques de la pièce. Au-delà de la musique, Camilla Sparksss incarne aussi un rôle, celui d’un personnage qui se permet de recadrer le travail des comédien.ne.s dans leur travail de « faiseur de spectacle », puisqu’il arrive que ceux-ci brisent complètement le quatrième mur.

Si la pièce de 1955 a rencontré un tel succès en Suisse et à l’étranger, c’est parce que ses thèmes (déni de sa culpabilité, peur d’une justice vengeresse, morale corruptible par le gain) étaient d’une fraîche actualité dans un contexte d’après-guerre. Dans sa version, Nicolas Stemann conserve cette densité thématique, tout en l’actualisant à des enjeux plus contemporains. Il rend compte d’une lecture de la posture géopolitique suisse sur le continent, celle d’un pays « neutre », qui prétend n’avoir rien à se reprocher de la tragédie meurtrière qui s’est déroulée sous ses yeux. C’est cette lâche déresponsabilisation à l’égard de tout un tas d’enjeux actuels (colonisation, violations des droits humains commises ailleurs, catastrophe écologique) que pointe du doigt cette mise en scène. Les habitant.e.s de Güllen se font livrer, à crédit, de nouvelles chaussures jaunes dans des boîtes en carton, mais à quel prix ? Finalement, peut-être que le public ne fait qu’un avec les villageois.e.s de l’intrigue, lorsqu’une interrogation se dessine : sommes-nous pareillement complices ?