Inédits théâtres / Partenariat avec Le Courrier et la Société suisse du théâtre

Inédits théâtres / Partenariat avec Le Courrier et la Société suisse du théâtre

En janvier 2021, L’Atelier critique se penche sur les écritures dramatiques contemporaines d’auteur·e·s suisses ou résidant en Suisse. En partenariat avec Le Courrier et la Société suisse du théâtre, nous publions aujourd’hui un compte rendu de quatre oeuvres de théâtre inédites, chacun assorti d’un entretien avec son auteur·e.


Une critique sur le texte de la pièce :
Faites comme chez nous / De Nalini Menamkat / Plus d’infos (Le Courrier)

Janvier 2021

J’ai vraiment réalisé que cette relation d’aide est une relation de pouvoir

© Carole Parodi

En Suisse, dans un petit village anonyme entouré de vignes, débarque Tarek, ou « le migrant ». Au cœur même du bourg, son arrivée crée un vrai remue-ménage : des placards sont ouverts, des habitudes sont bousculées et des secrets sont éventés. Dans sa comédie Faites comme chez nous,  Nalini Menamkat fait une satire tendre et hautement politique en explorant la question de l’aide aux migrant·e·s. « Aider son prochain. C’est magnifique ! »… mais encore faut-il savoir comment faire.

Comment distinguer le fait d’aider et l’ingérence pure et simple dans la vie d’une personne qui n’a rien demandé ? Tous les travers d’une petite société suisse villageoise pétrie de bonnes intentions se retrouvent dans les différents dispositifs d’aide mis en place par le voisinage pour recevoir le migrant dont l’arrivée est annoncée. Piégés par l’image de leur propre pays – « …soi-disant que la Suisse a une longue tradition humanitaire derrière elle et que c’est notre devoir d’aider notre prochain », râle Véronique, la future voisine de Tarek – ou soulagés de pouvoir enfin aider quelqu’un concrètement, les neuf habitant·e·s du Bourg, dont le syndic et l’employé communal, organisent avec plus ou moins d’implication son arrivée. Prêt d’une maison, récolte de vêtements, petites attentions : tous les moyens sont bons pour bien accueillir. Mais catastrophe : lorsque Tarek arrive, tout droit de Syrie, il semble surtout mal à l’aise face à l’abondance des dispositifs mis en place. Il manifeste son mal-être face à cette réduction de son identité au simple rôle de « l’étranger » pour lequel on sait ce qui est bien, et auquel on ne demande pas son avis. De plus, il préférerait habiter en ville…

Cette comédie en trois actes, basée sur des faits réels, pose habilement des questions cruciales. Comment aider, si la personne que l’on aide ne correspond pas à nos attentes ? Qu’est-ce que l’intégration ? Sous les phrases apparemment banales de la vie quotidienne, les neuf personnages de la pièce mettent en lumière les diverses dynamiques de pouvoir qui se cachent sous ce rapport d’aide. La situation initiale se dessine dans les scènes rythmées et courtes du premier acte, qui établissent rapidement des duos de personnages toujours en tension, pris dans des instantanés de leur vie quotidienne : les élections communales préoccupent le syndic alors que Nathalie, citoyenne très investie, souhaite qu’il accueille correctement Tarek ; Giuseppe et Sabine se font déloger de la maison dans laquelle ils cachent leur liaison adultère à Rémi,  le mari de Sabine, employé d’une multinationale ; Véronique s’inquiète avec Giuseppe, immigré de deuxième génération, très méfiant envers le nouvel arrivant, d’éventuels problèmes de voisinage. D’un point de vue dramaturgique, l’intrigue est organisée autour de cet événement : à la fois déclencheur et révélateur, Tarek agit comme un élément perturbateur qui dérègle les rouages bien huilés de ce bourg dont la tranquillité se paie au prix d’une hypocrisie générale. L’arrivée de cette figure étrangère  force chacun des personnages à faire face à ses contradictions, ses désirs, et fait apparaître ses traits de caractères les plus profondément ancrés, aboutissant à des scènes extrêmement comiques.

La dimension vaudevillesque s’atténue légèrement dans le deuxième acte qui a pour rôle d’exposer l’incompréhension mutuelle entre les villageois et Tarek : ce dernier se retrouve, bien malgré lui, infantilisé et cantonné dans son rôle de migrant, au détriment de sa véritable personnalité. De manière significative, la parole est distribuée très inégalement, et ce personnage central s’exprime essentiellement par monosyllabes. Dans cette position d’infériorité forcée, et infiniment réductrice, Tarek reste assis à sa table : il observe et écrit. Son silence fait aussi de lui le récipiendaire de confidences avinées ou de la tendresse en manque d’objet de sa voisine Véronique, finalement ravie d’avoir de la compagnie. La relation d’aide se décline donc de plusieurs manières ; par exemple en transfert affectif bizarrement maternant de la part de Véronique, paternalisme à outrance de la part de Rémi ou instrumentalisation à des fins politiques de la part du syndic.

Cette position du personnage principal, à la fois central et observateur marginal, évoque la position même de Nalini Menamkat qui, sans pratiquer du théâtre documentaire au sens strict, construit ici à partir de faits réels un théâtre éminemment sociologique. La fable nous laisse juges face à la réussite des divers efforts mis pour bien faire face à un bénéficiaire qui ne réclame que son émancipation. Le troisième acte, en une seule longue scène, représente l’implosion de ce système clos. À la lecture, on ne peut s’empêcher de saisir l’ambivalence de ces personnages, aussi touchants dans leurs efforts que ridicules. Il est d’ailleurs impossible de ne pas rire jaune, au moins à quelques endroits. C’est ce rire qui nous permet de remettre en question certaines idées reçues sur l’hospitalité suisse et de nous demander si nous ne serions pas tou·te·s, finalement, les habitant·e·s de ce grand bourg qui ne sait pas vraiment accueillir.

Janvier 2021


Une critique sur le texte de la pièce :
Celles qui restent veulent encore danser / De Camille Rebetez / Plus d’infos (Le Courrier)

Janvier 2021

Quand la démocratie nous pose un lapin

© François Bertaiola

Spécialiste des œuvres à double lecture – pour le jeune public et pour les adultes, Camille Rebetez explore depuis plus de dix ans, sur les scènes romandes, l’univers de l’enfance et son expression. Ses œuvres théâtrales et ses bandes dessinées cherchent la pépite de langue et le trait burlesqueSa dernière pièce, non encore jouée, Celles qui restent veulent encore danser, est inspirée d’un fait divers québécois. En dix scènes, le texte présente la prise de pouvoir de sept fillettes au fort caractère qui construisent dans leur école un « pays-monde » où tout est possible. Avec cette proposition originale, l’auteur jurassien questionne frontalement la démocratie, mais aussi les peurs de l’enfance, le jeu, la cruauté, et la solidarité.

A Rimouski, une jeune fille a été élue déléguée de classe dans son école et a fait voter à l’unanimité la décision que le directeur se déguise en lapin. De cette anecdote incongrue mais véridique sont issus sept personnages anonymes, désignés par des périphrases : Celle qui boude, Celle qui s’ennuie, Celle qui a la tête qui pense, Celle qui mange quand même un peu beaucoup, Celle qui chante et qui danse, Celle qui sort on sait pas où et Celle qui compte les maths créent leur micro-société. Elles expérimentent d’abord l’ennui, puis le besoin d’un système de ravitaillement se fait sentir, tout comme celui d’activités concrètes : une boum, une Assemblée, des missions de reconnaissance vers le dehors. Entre échanges de blagues, réflexions sérieuses, conflits et moments d’angoisse, elles évoluent dans un espace clos qui se fait de plus en plus inquiétant, dans un pays-monde qui semble exclure toute autre forme de réalité.

Le langage est enfantin, spontané, déstructuré. C’est sans ponctuation que Rebetez donne la parole à ces personnages, qui malgré la vivacité de leurs esprits, n’emploient pas toujours la langue française à bon escient. Certaines phrases se terminent sur des « et puis de toute façon » ou des « tout ça » tandis que des changements de sujets d’une phrase à l’autre évoquent un flux de conscience joycien. La parole est parfois distribuée aléatoirement entre les jeunes filles : lorsque « toutes » parlent, ce sont des tirets qui attribuent les répliques au hasard, de façon à créer une « pièce chorale », selon Rebetez, où l’unisson des voix plurielles n’en forme qu’une. Ce langage particulier matérialise l’existence d’une structure sociale fermée, avec ses propres codes et références.

On plonge en effet dans le monde de l’enfance, avec ce qu’il implique de jeu et de légèreté. Des motifs tels Blanche-neige, les bonbons, ou les jeux de rôle (on déclare le « code rouge » en criant « Allo l’ambulance ») provoquent le sourire du lecteur. Mais il ne s’agit pas uniquement de jouer : certaines valeurs nobles ressortent de l’idéal politique des jeunes filles. Même si on ne sait pas trop comment faire, on aimerait soutenir les pauvres, défendre la cause animale, toujours partager équitablement. Et puis il y a cette devise qui revient souvent : « on s’aide quand ça ne va pas ». Seulement, dans la réalité, la mise en pratique des idéaux n’est pas si simple. A l’ambition « des bonbons toute la vie » – « réglisses », « caramels », « dragibus », « bouteilles Cola Langues de chat Roudoudous et Tagada » – s’oppose vite la réalité matérielle des choses : « Moi j’ai vingt centimes / Plus toi quatre sous / ça fait pas beaucoup. »

C’est à travers la complexité d’une telle organisation que Rebetez dévoile la possibilité de dérive totalitaire de la démocratie, qui évoque le microcosme orwellien de La Ferme des Animaux. A l’émancipation première se substitue en effet un besoin de tout maîtriser : « y a personne et rien qui nous dit c’est quoi on fait ». Le conseil, instance démocratique par excellence, devient un pouvoir décisionnel oppressif : il impose et interdit. En fin de compte, on finit même par s’en passer, et on décide individuellement, car on sait, en son for intérieur, ce qui est mieux pour les autres. « Tu veux qu’on te raconte la démocratie ? » demande l’une des fillettes, comme si elle évoquait un conte, une histoire rabâchée par les parents. Un peu comme celle du Père Noël.

Ainsi surgit la violence. Entre les petites, les insultes frappent, les jugements heurtent, et, par provocation arrive la pire des sentences : « Ta maman elle est morte ». Et puis il y a ce maître lapin, qui a été mis au clapier et préposé aux tâches ménagères. On lui donne des coups de balais, et une comptine guillerette nous apprend qu’il a été enjoint au strip-tease pour enfiler le costume dégradant, malgré ses refus répétés. Une parabole de l’intimidation et de la torture qu’une oligarchie peut exercer sous couvert de démocratie. La marginalisation des garçons en est un autre exemple. Ils font partie d’une catégorie sociale exclue : « les garçons c’est pas fait pour le respect de la démocratie tout ça. […] Ils sont pas assez grandis dans leur tête ».

Les émotions apparaissent à travers la perspective enfantine, de manière brute, sans filtre. L’angoisse liée au désœuvrement et au manque des parents est un « truc noir et gluant ». Maman et doudou, en revanche, sont « samourai » et ils « tranchent le gluant ». Les adultes sont tantôt remparts, tantôt pourvoyeurs d’angoisses. Et dans les deux cas, la projection des comportements et préoccupations enfantines sur eux produit un effet comique. On a peur que papa crie à cause des Tagada englouties, on déplore l’époque où le directeur nous envoyait « au coin, espèce de méchants », on redoute qu’un « chasseur de nous » ou « des polices » viennent nous dire qu’on est grosse et qu’on pue, voire nous enlever. Mais on sait aussi que face à la méchanceté, maman tirera la langue aux vilains. Finalement, la vie d’adulte, c’est un monde « avec des réunions pleines de photocopies ». Mais il finit par manquer un peu, ce monde-là.

Les fillettes fatiguées sortent au compte-goutte, et finalement, il n’y a plus que « celles qui restent ». Dur de trouver sa place quand le silence se fait pesant… Le fantasme d’un ailleurs où « il y a maman il y a doudou il y a mémé », « Luna Park […] peluche de dauphin » et « le petit train dans la montagne » devient toujours plus alléchant. Mais il est illusoire : le pays-monde, qui n’est « pas extraordinaire », qui a assisté aux dérives sociales et politiques est pourtant tout ce qu’elles ont. Et il va falloir travailler pour en faire quelque chose de beau. Danser, nous dit Rebetez, paraît la meilleure façon de commencer.

Janvier 2021


Une critique sur le texte de la pièce :
Don Juan. Des hommes usés / De Julia Haenni / Plus d’infos (Le Courrier)

Janvier 2021

L’homme jeté à la mer

© Mali Lazell

Un Don Juan objet d’un regard ironique pour marquer les clichés de la virilité : sur un ton informel et léger, qui contraste avec celui de la fable originale, Julia Haenni expose et déconstruit, dans Don Juan. Erschöpfte Männer [Don Juan. Hommes usés], les attentes liées au genre. La pièce met cet emblème d’une forme de masculinité désormais dépassée en présence d’une troupe de comédiens mâles supposés jouer la pièce classique. Amené au suicide par noyade, Don Juan laisse intouchée la plage de Tarragona, sur laquelle, chez Tirso de Molina, il déployait tous ses pouvoirs séducteurs.

 Après Frau im Wald (2017) et Frau verschwindet (2019), l’autrice, comédienne et performeuse Julia Haenni aborde de nouveau le thème du genre pour s’intéresser à l’homme et à la question de la virilité. Dans une pièce d’une soixantaine de pages, créée en allemand au Theater Tuchlaube de Aarau et à la Schlachthaus Theater de Berne en févirer 2020, elle met en scène l’émancipation de six hommes, en prenant pour sous-texte la pièce de Tirso de Molina El burlador de Sevilla (L’abuseur de Séville, 1630), à l’origine du mythe, avec quelques échos aux versions de Molière et de Max Frisch. Dans un texte liminaire librement adapté de Lenz de Georg Buchner, Julia Haenni prévient : « Die Welt, die er nutzen wollte, hatte einen ungeheuren Riss » [Le monde qu’il voulait utiliser avait une fissure effrayante]. Le projet est en effet de montrer les failles du mythe et d’en proposer une nouvelle lecture. Les titres des quatre actes marquent symboliquement l’évolution de la situation : Don Juan « fait naufrage » (acte 1), « lutte contre les vagues » (acte 2), « coule » (acte 3) avant de se transformer en « poisson dans la grande mer » (acte 4).

Les cinq comédiens destinés à jouer la pièce, désignés chacun par leurs véritables prénoms abrégés, se trouvent face au public, auquel ils ne s’adressent qu’une seule fois directement. A l’ouverture, Dominik Blumer (DO), en « grand romantique » joue de la guitare en sous-vêtements tandis que Simon Labhart (SI), Stephan Eberhard (STE), Matthias Koch (MA) et Mirza Sakic (MI) entrent en scène tels les mannequins d’un défilé, en caleçon, ceci pour évoquer la scène où, chez Tirso de Molina, Don Juan arrive sur la plage de Tarragona après un naufrage. D’emblée, le texte de Julia Haenni s’écarte de la matière originale pour questionner le statut de la femme que Don Juan vient de séduire : elle est liée à un autre homme, mais lui est-elle promise, lui appartient-elle ou l’aime-t-elle ? Le dialogue interroge le lexique, revient sur la notion de possession et d’abus. Il y a déjà là quelque chose qui dérange, qui révèle une forme de domination de la part des personnages masculins. Au fil du premier acte, quatre des cinq hommes vont petit à petit remettre en question la gestion de la mise en scène du Don Juan qu’ils doivent jouer et le contenu du texte, pour finalement quitter le plateau les uns après les autres, frustrés par les réponses qui leur sont apportées, les jugeant infondées ou influencées par des clichés et des conflits de domination :

« Parce que ?
Parce que …
Parce que …
Parce qu’il est né pour ça. »

Julia Haenni actualise le texte en donnant à Don Juan de manière assez ironique les caractéristiques physiques de l’« homme parfait » du XXIe siècle : il doit avoir un « V » abdominal et des doigts de pieds sans poil de la même longueur : « c’est très important ». L’accent est aussi mis sur sa force et sa capacité à obtenir tout ce qu’il veut, c’est un beau parleur qui charme par des mots tendres et des promesses non tenues. À l’inverse de l’homme, la femme qu’il « séduit » est « un objet » sur lequel son village a des droits, une « faible » « proie » … au point que ses répliques dans la pièce ont même été retirées.

Dans un allemand très simple, avec une touche ponctuelle de suisse-allemand, familier et cru à la Virginie Despentes, les échanges ont un aspect un peu agressif, intégrant des onomatopées, des mots lancés seuls ou des cris, marqués ici notamment par des termes en majuscules. Les voix se coupent la parole, se répondent en clichés et idées reçues. Souvent en chœur, intervertissant les rôles – la facilité manichéenne qui consisterait à distinguer les sexistes des non-sexistes est toujours évitée – les personnages explicitent au fil des échanges le poids d’un environnement, d’une éducation et de discours qui induisent les comportements stéréotypés (« contiens-toi. [un homme, ça ne pleure pas] »). Les didascalies portent leur propre voix : en même temps qu’elles décrivent les mouvements ou l’état d’esprit des personnages, elles émettent un jugement sur leurs propos, conférant au texte une dimension comique qui sert le discours. On se demande parfois si cette voix n’est pas elle-même, finalement, un personnage présent sur scène, au genre non déterminé.

Dénonçant les présupposés sexistes liés à la figure du séducteur, la pièce pose aussi, dans les relations qu’elle met en place entre les personnages, un regard critique sur les effets de domination, de concurrence, les motifs de fierté déplacés, le malaise créé par la drague éhontée, l’impératif social d’une libido débordante, d’une longue liste de partenaires sexuels, ou encore la honte de l’échec, la crainte à exprimer ses sentiments hormis celui de la colère. Dans les premières pages, les comédiens tentent d’éviter le sujet en prétendant qu’il est  inadéquat (« c’est pas ça l’important en ce moment » ; « on ne parle pas de sexe, spécialement en Suisse ») et en coupant court aux remises en question ( « il y a des batailles qui ne peuvent pas être gagnées »). Quelques éclats les mènent pourtant progressivement à se rendre à l’évidence : ces questions sont incontournables, il faut percer l’abcès. Ils réfléchissent alors à ces attentes qui leur pèsent et à la manière d’y faire face. Puis, petit à petit, ils se taisent, embarrassés. Le silence – marqué par les blancs du texte – augmente marquant le désarroi de ces quatre comédiens qui veulent tout à la fois ressembler à Don Juan pour s’intégrer, mais aussi être eux-mêmes, conscients que ce personnage est une construction sociale lourde à porter. Le dernier acte, qui prend des allures de défouloir, s’achève dans un rythme soutenu qui fait sourire. La pièce saura certainement combler les spectateurs romands dès la publication de la traduction.

Janvier 2021


Une critique sur le texte de la pièce :
H.S., Tragédies Ordinaires / Du Collectif sur un Malentendu / Plus d’infos (Le Courrier)

Janvier 2021

L’homme jeté à la mer

© DR

Avec sa première écriture de plateau, le Collectif sur un Malentendu propose, d’abord au théâtre de l’Oriental à Vevey puis dans les écoles romandes si les mesures sanitaires le permettent, une pièce-conférence thématisant les violences en milieu scolaire. Adapté d’une œuvre originale de Yann Verburgh, H.S., Tragédies Ordinaires, ce texte en dix parties illustre les circonstances de ces violences, leurs variétés et acteurs, et s’interroge aussi sur la manière d’y faire face. Plus largement, c’est une croisade contre tous les amalgames, préjugés, et discours haineux dont la violence découle que mène l’enthousiaste Collectif.

G comme Groupe, G comme GIFLE : le Groupe d’Intervention Fédérateur Ludique et Educatif l’annonce d’emblée : il est venu pour déconstruire les dynamiques de haine, en proposant une conférence documentée. Les intervenants font rapidement un point sur des notions comme celles de violence, de harcèlement, d’intimidation, de conflit, trop souvent confondues. Le ton est familier, léger, parfois même comique, pour un message plus grave : une exhortation à la bienveillance.

I comme Intervention. Il s’agit-là d’une démarche pragmatique : agir pour prévenir, agir pour créer. Créer la liberté d’affirmer une identité choisie. A l’heure où, selon les termes de la chercheuse en études genre Caroline Dayer, « pouvoir être soi ne va pas de soi », la conférence souligne en effet que la notion d’identité est plus problématique qu’on le pense. Parfois, la violence survient pour sanctionner une couleur de cheveux, une origine ethnique, une pratique sexuelle ou bien religieuse. Le « garçon invisible », héros aussi bien que victime, dont on entrevoit « l’incroyable histoire », défie les obstacles pour s’effacer du regard de l’autre, évoluant dans un monde anxiogène où sa rousseur le contraint à tout anticiper. La « fille au cutter », scarifiée physiquement aussi bien qu’émotionnellement, voit s’ajouter à sa détresse psychologique une discrimination scolaire exercée par le corps enseignant. C’est même jusqu’à l’identité nationale qui est questionnée lorsque l’on évoque le colonialisme et son rôle dans le développement de notre pays. Comment échapper aux principes définis d’une identité prescrite pour atteindre l’idéale identité choisie, dans ces circonstances d’intimidation ? Peut-être en brandissant le F de « Fédération », qui rime avec « acceptation ».

Si les membres du G.I.F.L.E animent la conférence, ils jouent également des scènes dans lesquelles ils prennent le rôle d’enfants ou d’enseignants. On peut, à travers les quelques répliques de ces personnages éphémères, percevoir une saisissante détresse ou de fortes convictions. Leur anonymat témoigne de l’universalité des problématiques : chacun de nous peut être ce « Parent 2 », dont l’enfant souffre de culpabilité face au suicide d’une camarade, cette « Fille 1 », médisante pour garder la face lorsque l’impitoyable effet de groupe fait des ravages, ou « La principale à la cravate jaune », délibérément aveugle pour maintenir la réputation de son établissement. Et lorsque ces rôles sont assumés indépendamment des sexes et couleur de peaux des comédiens, le message est d’autant plus parlant. Les dialogues de sourds entre adultes et enfants, de même que le jugement incessant de l’autre apparaissent dans le texte avec une exactitude frappante. La « mascarade » sociale atteint son paroxysme quand on se rend compte que la préservation de l’image sociale l’emporte sur le sentiment de compassion.

Pour alléger la thématique et attirer la sympathie du public scolaire, on soulève le L de ludus : il s’agit aussi de jouer et rire. Certaines scènes représentant des tentatives d’intimidation sont drôles par leur puérilité, des insultes parfois inattendues fusent et, d’un coup, « face de bidet ! » répond à « ça va la tomate ? ». Ce sont aussi les changements de registre entre sérieux didactique et argot léger de la part des conférenciers qui portent au rire. Parfois formels, ils sont aussi friands de sorties familières et incongrues. Les rôles des personnages sont parfois également carnavalesques : des enfants responsables confrontent des adultes peu glorieux. Le texte séduit par son franc-parler : dans une scène, on aborde la question de la pilosité féminine exagérément condamnée. Dans une autre, on présente des images de la pratique du « sexe convivial » expérimentée par les chimpanzés. Pas de censure et de non-dit : le Collectif touche à tout, et l’honnêteté du discours sera certainement l’une des clés pour atteindre la complicité avec le public scolaire.

Les moyens déployés sont variés afin de faire comprendre aux élèves les vicieux mécanismes de la violence, et les références sont nombreuses. La métaphore de l’épée de Damoclès, ainsi que les anecdotes historiques auxquelles elle se rapporte illustrent le lourd sentiment d’oppression que peut ressentir une victime. Hop, soudain, l’un des conférenciers devient tyran de Syracuse tandis qu’un autre se transforme en Damoclès. Une autre fois, c’est le monde animal qui vient éclairer les comportements humains : les primates pratiquent « la consolation spontanée » pour sauver un bouc émissaire de l’exclusion définitive. Puis un passage en revue de l’image de la femme dans les peintures et sculptures classiques, récits populaires ou publicités contemporaines permet d’ouvrir les yeux sur l’étiquetage social. Une explication sur les ponts d’hydrogène et les cristaux d’eau complète le panel de références en questionnant la nature de l’influence que notre environnement exerce sur nous. Histoire, zoologie, histoire de l’art, littérature, chimie, disciplines auxquelles s’ajoutent des précisions étymologiques (salope, insulte, con, gouine), définitions (identité, revenge-porn) et références légales (code pénal suisse) soulignent le E, qui dans l’acronyme G.I.F.L.E désigne judicieusement l’Educatif.

Le texte est certes conçu pour les enfants, mais sa mise en scène – et la force de son message – ne fonctionne que par la collaboration des enfants. Dès le départ sont projetés à l’écran en arrière-scène des nuages de mots issus de rencontres dans les différents établissements. Le sens de l’urgence qu’ils transmettent ancre la problématique dans le réel et encourage à l’action. Par ailleurs, de même que les comédiens (en tant qu’eux mêmes, puisque portant leur véritables prénoms) sont impliqués dans la conférence, le public est mis à contribution pendant le jeu d’un conseil de discipline. Il s’agit de voter pour ou contre l’exclusion scolaire d’un des personnages. Il est également sollicité lors d’une séance d’échange à la fin du spectacle. Finalement, le pari du groupe est atteint : on apprend, on questionne, on est diverti, on se promet même d’être plus vigilant à l’avenir. On voit bien que, quand il s’agit de violences en milieu scolaire, c’est de A à Z que le Collectif sait faire le tour de la question.

Janvier 2021