« Que votre propre discernement soit votre guide ! »

Par Darya Feral

Une critique sur la captation du spectacle :
Please, continue (Hamlet) / Conception Roger Bernat et Yan Duyvendak / Création Grütli (Genève), 2011 / Tournée 2011-2021 / Captation Tribunal de commerce de Marseille 2012 / Disponible sur le site de la compagnie Yan Duyvendak, URL : https://duyvendak.com/works/all/videos

© Pierre Abensur

Please, continue (Hamlet), spectacle culte de la compagnie Yan Duyvendak, créé à Genève (Grütli) en 2011 en collaboration avec Roger Bernat, aurait dû être repris en mars 2021 au théâtre national Wallonie-Bruxelles après une tournée mondiale qui aura duré dix ans. Nous en avons visionné une captation réalisée en 2012 au tribunal de commerce de Marseille. Trois comédiens incarnent les personnages de la tragédie de Shakespeare, Hamlet, Gertrude (sa mère), et Ophélie (sa petite-amie). Leurs propos s’intègrent dans un rituel judiciaire, le procès d’Hamlet, mené par d’authentiques magistrats de la ville et s’appuyant sur des avis d’experts réels. Le dispositif dramaturgique invite les spectateurs à se former une opinion sur les faits présentés, afin que onze jurés tirés au sort parmi le public rendent leur verdict : Hamlet a-t-il voulu tuer Polonius ?

 « J’ai sorti mon couteau, et j’ai planté le rat » : c’est ainsi qu’Hamlet, incarné par Thierry Raynaud, décrit son geste, le meurtre de Polonius, caché derrière un rideau dans la chambre de Gertrude. Dans La Tragédie d’Hamlet de Shakespeare, le public assistait au meurtre : le héros, en transperçant la tapisserie qui dissimulait l’espion, s’écriait « un rat ! ». Ici, nous en sommes déjà au procès, qui se déroule en direct sous les yeux des spectateurs. Plusieurs éléments de la pièce élisabéthaine alimentent les débats : l’histoire familiale des personnages, l’escalade de la violence, et la rivalité entre Hamlet et son oncle. À partir de ces éléments présents dans le texte de Shakespeare, les concepteurs ont élaboré le dossier d’instruction d’une procédure judiciaire « réelle » contre le héros, et c’est à ce titre que les magistrats et les experts (médico-légal et psychiatre) y font référence. Les personnages shakespeariens sont mis au rang d’individus existant bel et bien, et Hamlet fait même l’objet d’une analyse psychiatrique. Les magistrats interagissent avec ces personnages de fiction, c’est là tout le principe et toute l’ambiguïté du spectacle. Celle-ci est nourrie d’une part d’imprévus, puisque dans chaque ville les hommes de robe ne sont pas les mêmes et apportent une certaine tonalité propre, avec laquelle les acteurs doivent composer.

Duyvendak et Bernat immergent efficacement le public dans l’atmosphère judiciaire. Non seulement la performance a lieu dans un tribunal (parfois reconstitué sur la scène d’un théâtre, comme ce fut le cas lors du passage de ce spectacle au théâtre de Vidy-Lausanne en 2014), mais le dispositif est réellement celui d’une salle d’audience. Devant les spectateurs se trouve la présidente, qui dirige les débats ; à leur gauche, l’avocat général et Ophélie, constituée partie civile ; à leur droite, faisant face symétriquement à l’accusation, l’avocate de la défense et Hamlet. Le témoin Gertrude (Véronique Alain), les experts, et parfois Hamlet et Ophélie (Hélène Hudovernik), sont entendus dos à l’assistance. La difficulté de se faire une opinion, alors que les discours divergent, s’accroît de témoignage en témoignage. Seule la parole de chacun permet au public de faire appel à « [son] propre discernement » pour reprendre une réplique de la pièce de Shakespeare (III, 2), lorsque le héros s’adresse à ses comédiens. La rhétorique est employée dans une quête de vérité, mais elle peut s’avérer discriminatoire. L’éloquence, maniée avec aisance par les magistrats, fait défaut à l’accusé Hamlet, qui, à de nombreuses reprises, hésite, ou ne parle pas assez fort. La présidente en vient à lui demander « plus de fluidité ». L’avocat général, en l’interrogeant, s’appuie de manière substantielle sur ses déclarations orales. Il mène les échanges et les achève par une pique comique qui provoque des rires dans l’assemblée, en évoquant le nombre de rats tués au couteau par l’accusé, « dans [sa] longue carrière ». Ici, les rituels du tribunal et la prééminence de la parole, élaborée et stylisée, permettent-ils vraiment d’établir la vérité, ou en constituent-ils un écran ?

Le réquisitoire et la plaidoirie, dans une démarche presque pédagogique, recentrent le débat. Les jurés doivent trancher la question de l’intention de tuer, pour statuer sur le sort du jeune homme, acquitté ou condamné à une peine requise de quinze ans de prison. Était-ce un accident, un homicide volontaire, un assassinat prémédité ? La vérité ne peut être clairement établie dans ce cas. Durant tout le spectacle, le jeu des comédiens ne nous permet pas d’affirmer ou d’infirmer la culpabilité de l’accusé. La nervosité qu’ils traduisent dans leur voix et leurs gestes peut tout autant s’expliquer par l’exceptionnalité de la situation dans laquelle les personnages se trouvent. Avant que ne soient tirés au sort onze membres du jury parmi les volontaires, la présidente pose la question de l’« intime conviction », qui doit les guider au cours leur délibération (celle-ci sera retransmise en direct sans le son). Les concepteurs amènent le public à s’engager dans une démarche participative, qui mine la distinction entre scène et salle, et entre réel et fictionnel. Ce parti pris dramaturgique est caractéristique de leurs créations respectives, notamment Made in Paradise (présenté par Yan Duyvendak et Omar Ghayatt à Zurich en 2009) et Pendiente de Voto (présenté par Roger Bernat à Lyon en 2013). Dans le premier, les spectateurs, qui choisissaient en votant ce qu’ils souhaitaient entendre parmi des « fragments » d’histoires, interagissaient avec les performeurs « jouant » leur propre rôle, qui leur donnaient un pouvoir décisionnel sur le cours du spectacle. Dans Pendiente de Voto, ils étaient invités à voter, tels des parlementaires, munis d’une télécommande, sur divers sujets qui s’affichaient à l’écran, sur une scène sans acteurs. Dans Please continue, Hamlet, le quatrième mur est également remis en question — comme lors du réquisitoire et du plaidoyer où les magistrats s’adressent aux jurés dans la salle, ou de la délibération, où une partie des spectateurs est intégrée à l’action.

Avant le retour des jurés, Yan Duyvendak énonce au public les verdicts prononcés lors des représentations dans les différentes villes traversées. Ceux-ci vont de l’acquittement à une peine de dix ans d’emprisonnement. Le jury revient après quelques minutes : ce soir-là, à Marseille, il n’a retenu ni la préméditation ni l’intention de donner la mort, mais il reconnaît l’accusé coupable d’avoir volontairement infligé des violences. Hamlet est condamné à cinq ans de réclusion criminelle. La représentation est terminée, mais les questions et les doutes persistent. C’est là l’une des forces du dispositif dramaturgique mis en place : son impact ne se limite pas au temps du spectacle. Les réflexions civiques, sur l’« intime conviction », centrée sur la part nécessairement humaine et donc changeante du système judiciaire, ne nous quittent pas dès l’audience levée. Yan Duyvendak et Roger Bernat proposent un terrain de réflexion collective, à travers le théâtre, sur la justice et la vérité, lorsqu’elles dépendent de la parole, objet maniable et commun à la fiction théâtrale comme à la réalité des tribunaux.