Entretien avec Julia Haenni

Par Johanna Codourey

Un entretien autour du texte de la pièce :
Don Juan. Des hommes usés / De Julia Haenni / Réalisé et traduit de l’allemand par Johanna Codourey, le 8 janvier 2021, Lausanne, colline de Montriond / Plus d’infos (Le Courrier)

© Mali Lazell

Johanna Codourey : Pourquoi avoir choisi le thème de la virilité avec votre nouvelle création Don Juan. Eschöpfte Männer ? Votre position est-elle critique concernant les discours actuels sur ce thème ?

Julia Haenni : J’ai déjà fait trois pièces sur le rôle des femmes [NDR : Wölfinnen, 2015 ; Frau im Wald, 2017 ; Frau verschwindet, 2019]. Les rôles proposés au théâtre sont très unidimensionnels. Les rôles masculins façonnent les histoires et les femmes ne font qu’y réagir. Elles sont toujours passives et assument un rôle de victime. Elles représentent aussi souvent des prostituées et sont toujours très sexualisées. Quand on est une femme, quand on ne se retrouve plus dans cette image, on ne veut pas la reproduire. Et c’est là qu’on se demande quel rôle choisir (pour les auditions, par exemple). C’est pourquoi j’ai voulu écrire des pièces où les femmes et leurs histoires sont au centre. J’ai aussi toujours voulu en écrire sur les hommes, parce que, dans ma vision du féminisme, ils participent aussi au changement. C’est aussi un problème pour les hommes : qui est-ce que je veux être, qui est-ce que je peux être, qu’est-ce que je n’ai pas le droit d’être ? Il y a une crainte de ne pas être intégré socialement. Toutes ces normes de genre créent beaucoup de pression et restreignent bon nombre de gens. Nous [NDR : avec l’équipe de création, dont la dramaturge du spectacle Anouk Gyssler] avons fait beaucoup de recherches sur le sujet. Don Juan touche à la façon dont il faut aimer et vivre, s’il faut adhérer aux normes ou non. La pièce originale [de Tirso de Molina] a été retravaillée par de nombreux hommes, mais une seule fois par une femme, moi. Ainsi c’est aussi un geste politique d’avoir choisi Don Juan maintenant. Je trouve la pièce Don Juan de Tirso de Molina intéressante. À côté de Faust, c’est le rôle masculin où l’on ne parle pas de sentiments, et je change cela dans ma pièce. Lorsqu’il s’agit de « machos », ces hommes qui ont toutes les femmes, les Don Juan, les hommes montrent un mélange de légère admiration et de rejet. C’est la même chose pour tous les sexes : tu trouves difficile la façon dont les choses sont socialement établies, mais tu veux en même temps que les gens t’aiment, te trouvent sexy et tu ne peux pas honnêtement dire que tu t’en fiches. Si on l’accepte, on a déjà fait un bout du chemin… Et ce sujet, on peut l’aborder avec beaucoup d’humour.

JC : Pourquoi le silence augmente-t-il dans la seconde moitié de votre pièce ?

JH : La pièce est un peu en deux parties. La première partie consiste à se débarrasser des stéréotypes. Cette partie est une vraie comédie. La deuxième partie se pose la question : « Si on les rejette, qui est-on ? » On se le demande aussi en tant que femme. Toutes ces catégories auxquelles on essaye d’échapper en se disant « je veux juste être moi », c’est un va-et-vient constant où l’on ne peut pas dire : « Maintenant, je suis moi ». On se demande aussi : « Comment suis-je quand les autres me regardent ? » et un théâtre est l’endroit idéal pour cela.

JC : A la fin de votre pièce, Don Juan saute dans la mer pour « redevenir un poisson comme un autre »…

JH : La partie sur la plage de Tarragona est très symbolique, « métadiscursive », car elle expose tant l’erreur de Don Juan avec ce naufrage, qui est un signe de Dieu, que (dans ma pièce) une critique : « cela ne marche plus », ni l’image masculine ni le texte original, notamment la manière dont Don Juan charme une pêcheuse à ce moment-là. J’ai décidé que Don Juan ne serait pas meilleur que les autres et j’ai choisi les poissons parce qu’ils n’ont pas de sexe, sont de couleurs différentes et ainsi, tout le monde peut s’identifier.

 JC : Pourquoi ne pas avoir mis une voix féminine dans la pièce – même à la fin ?

JH : Les femmes occupent en fait ici les postes de direction : mise en scène, dramaturgie. Les hommes doivent ainsi faire ce que nous leur demandons et dire ce que j’ai écrit. La voix féminine existe donc déjà, en quelque sorte.

JC : Les didascalies sont écrites à la manière d’un rôle, elles donnent des indications sur les personnages et leur action, mais elles portent aussi une voix critique sur les propos des comédiens. Comment envisagez-vous la mise en scène des didascalies ?

JH : Nous les avons laissées de côté lors de la mise en scène [NDR : au Theater Tuchlaube de Aarau et à la Schlachthaus Theater de Berne, en févirer 2020]. Si vous vous contentez de lire la pièce, vous ne réalisez pas que les femmes sont également au centre du projet. Par cette voix, le « féminin » intervient tout de même.

JC : Ces personnages ou ces voix, qui se confondent relativement facilement, sont-ils interchangeables ?

JH : J’écris les répliques sans les attribuer à des personnages. J’aime les ensembles, les chœurs, sans personnages phares. De cette façon, personne ne porte l’argumentation. Dans cette version de la pièce, la même personne est celle qui veut le plus être Don Juan et celle qui raconte l’histoire de la discothèque [NDR : le personnage a abandonné un flirt à cause d’un sentiment d’infériorité]… C’est là que l’on pourrait aussi « psychologiser » : celui qui est le plus faible dans la vie réelle veut aussi le plus jouer le Don Juan.

JC : Vous remerciez Georg Büchner et Virginie Despentes au début de votre pièce. Quel est votre rapport à ces deux auteurs ?

JH : J’ai lu King Kong Theorie et j’ai adoré. Cela porte sur la question des genres et de la virilité. Elle a servi d’inspiration pour la liste [de souhaits inavoués car socialement dénigrés] à la fin de ma pièce, tout comme l’écrivaine Laurie Penny. Et j’ai utilisé cette citation de Georg Büchner juste comme ça. J’ai choisi des auteurs célèbres que j’ai cités à plusieurs reprises – donc Büchner et Tirso de Molina, et par ricochet Molière ou Frisch – et je les ai mélangés, comme une forme d’« empowerment », où la voix féminine réécrit un peu le tout. Cette citation liminaire vient de Lenz, qui questionne ce qui est « normal » ou non et représente un homme très sensible. Cette vie normative est encore très présente aujourd’hui et revient sans cesse dans le livre, ça faisait sens pour moi.

Julia Haenni est représentée par L’Arche – agence théâtrale. www.arche-editeur.com