Entretien avec Camille Rebetez

Par Cloé Bensai

Un entretien autour de la pièce Celles qui restent veulent encore danser / De Camille Rebetez / Réalisé en visioconférence le 7 janvier 2021 / Plus d’infos (Le Courrier)

© François Bertaiola

Cloé Bensai (L’Atelier critique) Pouvez-vous exposer les grandes lignes du projet Celles qui restent veulent encore danser ?

Camille Rebetez : Cette pièce est une parabole du système démocratique. On éduque les enfants à la démocratie dès leur plus jeune âge, mais quand ça sert à quelque chose, on nous retire ce droit à la démocratie. Le fait divers débouche sur une remise en question sociale. L’histoire de « Celles qui restent… », c’est l’histoire où le maître d’école accepte de se déguiser en lapin et de céder le pouvoir aux enfants.

C.B. : A quelles scènes ce spectacle est-il destiné ? Pour quel public ?

C.R. : Je dirais qu’il s’adresse à un public jeunesse, entre 7 et 10 ans. Un public de petit théâtre.

C.B. : Avez-vous déjà des aspirations quant à un éventuel metteur en scène ou à une certaine distribution ?

C.R. : Je n’ai pas vraiment d’aspiration particulière pour le casting. C’est toujours tributaire des rencontres. Quoi qu’il en soit, une chose m’importe beaucoup lorsque j’écris : c’est de créer plus de rôles féminins que de rôles masculins. Il y a en effet plus de comédiennes que de comédiens dans le monde du théâtre actuel. Les sept rôles féminins de cette pièce me font imaginer, autant sur plateau qu’à la mise en scène, une équipe majoritairement féminine.

C.B. : Qui est Sylvie C, « la Mère-Grand du théâtre Pour et Par les Jeunes », à qui vous dédiez votre création ? 

C.R. : C’est Sylvie Charmillot. Avec Germain Meyer, elle a instauré il y a 35 ans la pédagogie du théâtre dans le canton du Jura. Grâce à eux, il y a maintenant du théâtre dans les écoles primaires, secondaires, post-secondaire, et même au niveau de la maturité comme au lycée de Porrentruy. Nous autres, artistes jurassiens, sommes leurs enfants symboliques.

C.B. : En avant-propos, vous écrivez : « there is no planet B ». Vous évoquiez il y a quelques temps dans une interview pour la RTS le concept d’ « éco anxiété ». Comment ce souci de l’écologie se traduit-il dans cette pièce ?

C.R. : A la fin, les filles se rendent compte qu’il n’y a pas d’autre monde. Ce que je veux exprimer ici, c’est l’absence d’alternative, l’absence d’un ailleurs infini. Non, on n’aura pas toujours plus, non, aller habiter sur Mars n’est pas envisageable. On n’a qu’une seule planète, un seul monde et c’est dans celui-ci que l’on doit mettre des efforts.

C.B. : Le texte n’est en revanche pas entièrement vide de détermination temporelle. Pourquoi, par exemple, le choix des différentes musiques évoquées par le texte : Guy Béart, Michael Jackson, Scorpions, Queen ?

C.R. : En écrivant ce texte, je ne voulais pas l’ancrer dans l’« aujourd’hui ». Il n’y a pas de natel ni de technologie. Ça rend la parabole plus universelle à mon sens. Je voulais me servir de ces chansons qui sont des références universelles des années 80 et que tout le monde connait encore aujourd’hui. Ça permet d’englober toutes les époques.

C.B. : Où sommes-nous dans cette pièce ? Dans un purgatoire où l’on aspire au paradis ? Dans un rêve, comme dans « L’Enfant et le Monstre » ? [NDR : pièce de C. Rebetez publiée en 2019 où l’action se déroule en rêve] 

C.R. : Je ne pensais pour ce texte ni à l’un ni à l’autre. Le cadre pour moi, même s’il n’est pas mentionné, est clair : ça se passe dans une école.

C.B. : Parlons de ce qui traduit concrètement l’imaginaire, le langage. Avez-vous, pour votre écriture, mimé le parler de vos filles ? Est-ce que ce genre d’écriture est contraignant ?

C.R. : A chaque fois, surtout pour l’écriture jeunesse, qui est mon domaine de prédilection, je cherche des langages pour les personnages. Il ne s’agit pas de singer des langages que j’entends. Je crée mes propres langages. Jurassien ayant vécu au Québec, je puise dans différents parlés et registres, parfois involontairement et à tort, d’ailleurs. D’un langage mimé réaliste, on passe à un langage créé, poétique. Et le fait de ne pas mettre de ponctuation sert à laisser libre court au jeu des actrices.

C.B. : Pourquoi les protagonistes sont-elles des fillettes ?

C.R. : Si les personnages sont des filles, ce n’est pas anodin : toutes les personnalités du devant de la scène au niveau écolier sont des filles, comme Greta Thunberg, la première ministre néo-zélandaise, la jeune députée Cortez aux Etats Unis. Ayant été garçon bagarreur avec un frère, je vois bien que l’espoir réside dans la prise de position féminine. Et pour ce qui est de l’enfance, je veux montrer qu’il n’y a pas d’âge innocent ou naïf. C’est une partie endémique de l’âme humaine que d’évoluer dans des enjeux de pouvoir. L’image des petites filles en jupettes qui jouent à l’élastique est mensongère. Le monde des enfants est « trash ». Comme nous, ce sont des êtres humains responsables de ce qu’ils font. Depuis vingt ans, même plus, si on remonte jusqu’à Miyazaki, les divertissements pour enfants intègrent cette dimension et représentent la complexité des rapports.

C.B. : On voit bien que la démocratie est un sujet qui vous anime. Qu’est-ce exactement que vous lui reprochez ?

C.R. : J’ai moi-même vécu la démocratie de l’intérieur en étant conseiller de ville au législatif. Les valeurs démocratiques sont évidemment essentielles et fondamentales, mais j’ai envie de parler de la non-efficience du système pour répondre aux urgences et s’adapter aux changements sociaux. Il est trop lent, verrouillé par des habitudes, enjeux de pouvoir, questions de statuts, sensibilités individuelles. On voit comme les filles de la pièce combinent entre elles, dans le dos des autres. Par moment, de grandes idées d’émancipation sont remplacées par de la chamaillerie.

C.B. : Je ne suis pas sûre de savoir comment interpréter la fin de la pièce. Le monde extérieur a disparu. Elles sont seules mais contentes. Elles veulent danser. C’est une fin heureuse ?

C.R. : Certaines ont foutu le camp, incapables de lucidité. Elles ont préféré l’utopie d’un monde fictif d’ultra-consommation où tout semble possible. Celles qui restent ne sont donc plus que trois. Elles se retroussent les manches, reconnaissantes d’être au moins ensemble. C’est une idée de nouveau départ de laquelle nous devrions nous inspirer. Changer notre mode de consommation en étant plus humbles et raisonnables, et s’entraider. Adopter une posture résiliente. Si le système s’écroule, savoir se relever car c’est ce qu’on est entraîné à faire. L’étude de la collapsologie [hypothèse d’un effondrement de la civilisation industrielle] m’a beaucoup fait réfléchir sur ces questions.

C.B. :Comment allez-vous en tant que dramaturge, pendant cette période compliquée ?

C.R. : Je suis chanceux. Un auteur peut écrire où il veut quand il veut sans être empêché de travailler, comme le sont les comédiens et techniciens. En plus j’ai un boulot à côté. J’ai été pendant quinze ans prof de théâtre dans une école de culture générale, et depuis novembre je travaille dans le futur REAAP du Jura [Réseau d’Ecoute, d’Appui et d’Accompagnement des Parents] en tant que responsable de la médiation culturelle. Je suis par contre en manque de culture et de lien social. C’est mon addiction.

 C.B. : Un mot de la fin concernant vos projets pour la suite ?

C.R. : Je veux terminer le scénario des Indociles pour la RTS. Notre compagnie « Extrapol » doit aussi monter la première co-production avec le Théâtre du Jura auquel elle est associée. Et pour le reste, je compte mettre beaucoup d’énergie sur la médiation culturelle dans les prochaines années, et peut-être un peu moins dans la création artistique, qui prend beaucoup de temps.