FriScènes 2015
Festival international de théâtre Friscènes / Nouveau Monde (Fribourg) / du 19 au 25 octobre 2015 / Critiques par Nadia Hachemi, Lauriane Pointet, Emilie Roch, Josefa Terribilini, Valmir Rexhepi, Alice Moraz et Chantal Zumwald.
20 octobre 2015
Par Nadia Hachemi
La Cantatrice Chauve / d’Eugène Ionesco / mise en scène Nicolas Steullet / Festival FriScènes / 20 octobre 2015 / plus d’infos
Le comique du rien
Comédie de l’identité et du non-sens de la vie sociale, La Cantatrice Chauve de Ionesco ne rime à rien. La Compagnie Vol de Nuit, une troupe d’amateurs bourrée de talent, en présente une mise en scène qui exploite pleinement toute la drôlerie de cette anti-pièce farcesque.
Un couple très british attend ses amis qui arriveront à l’improviste en échangeant des banalités. Non-sens ? Ne vous en formalisez pas, la pièce n’ira pas en s’éclaircissant ! Les époux, séparés par l’immense journal du mari, se contentent de parler des plats qu’ils ont mangés. Mots vides de sens, lancés à un interlocuteur tout aussi insignifiant. Cette pièce constitue un monde de mots qui ne renvoient plus à rien, perdent de leur épaisseur pour être réduits à leur sonorité. La communication n’est pas possible dans cet univers où toute forme de sens s’écroule dans le vide.
La stérilité des dialogues est tempérée ici par le choix de mettre en scène des acteurs lourdement maquillés pour indiquer des traits de caractère. Les visages peints en blanc, dont les traits sont soulignés par de larges lignes noires, les font ressembler à une troupe de mimes. Masques de poudre qui illustrent parfaitement l’absence d’identité. La bonne se révèle être Sherlock Holmes ; les couples changent de rôle, les hôtes devenant invités et les invités hôtes : le serpent se mord la queue dans une boucle infinie. Dans l’univers de Ionesco, le non-sens commence au cœur même des personnages : leur identité est mise en doute et le spectateur est en position instable. La mise en scène tend ici à dramatiser les multiples retournements de situation de manière plus poussée que le texte ne l’indique.
L’aberration des dialogues étranges est accentuée par le choix de proposer la traduction de certaines tirades en langage des signes. L’actrice-traductrice, forcée d’enfiler des gants de boxe se voit elle aussi incapable de s’exprimer : la langue des gestes qui tente de pallier l’obscurité des mots se trouve elle-même démunie. Le non-sens de chaque tirade est souligné par la diction des acteurs, qui accentuent chaque syllabe. La mise en scène exploite chaque possibilité comique du texte qui, bien que très drôle dans son absurdité est un peu sec. Le jeu des acteurs l’enrichit d’une volonté assumée d’attribuer quelques traits de personnalité élémentaires aux personnages, ce qui accentue leur ridicule. La diction de Lisa Schneider (Mme Smith), tout particulièrement, est extrêmement saccadée, scandée à outrance. Reflet de sa vanité snob d’être l’hôtesse ce soir-là ? Le choix de ce type d’élocution éloigne le spectacle de l’aspect quotidien et banal de l’absurdité du texte original. La pièce perd de son universalité. Moins vertigineuse, elle n’ébranle pas le spectateur en lui montrant l’absence de sens de sa propre vie : mais l’expérience théâtrale n’en est que plus comique. Le choix de mettre en musique certaines scènes permet de révéler avec beaucoup d’humour leur romantisme béat, appuyant encore davantage l’axe comique du texte. L’aspect inquiétant est gommé et le spectateur se trouve face à une pièce d’une extrême drôlerie, pleine de vie et d’entrain.
20 octobre 2015
Par Nadia Hachemi
20 octobre 2015
Par Lauriane Pointet
La Cantatrice Chauve / d’Eugène Ionesco / mise en scène Nicolas Steullet / Festival FriScènes / 20 octobre 2015 / plus d’infos
L’absurde au sommet de son art
Quatre chaises miniatures, deux lampes, une porte qui s’ouvre sur rien : il n’en faut pas plus à la Compagnie Vol de Nuit pour proposer une mise en scène dynamique et efficace du grand classique du théâtre de l’absurde.
Difficile de résumer une pièce aussi insaisissable que La Cantatrice chauve ! Inspiré par l’absurdité des dialogues et des situations dans les manuels d’enseignement de l’anglais, Ionesco propose dans son texte une réflexion sur la vacuité du langage et le non-sens des expressions de la langue courante. Sa pièce met en scène deux couples d’Anglais (rejoints par une bonne et un capitaine des pompiers) qui discutent et se disputent dans une débauche d’absurdité. Les comédiens jurassiens de la Compagnie Vol de Nuit n’hésitent pas d’ailleurs à en rajouter dans l’absurde ; ils se l’approprient pour le pousser encore plus loin et le font perdurer jusqu’aux saluts finaux qui sont effectués… de dos.
A mi-chemin entre les faces blanches des mimes et les masques des personnages de commedia dell’arte, les visages des comédiens sont entièrement maquillés en blanc, avec des rehauts en rouge et noir pour en accentuer les expressions. Les gestes parfois robotiques et le travail sur une intonation particulière invitent à lire la pièce comme du théâtre de marionnettes. Au-delà, une attention toute particulière est portée à la gestuelle en général. Ainsi, dans la scène incontournable de l’arrivée des époux Martin (où tous deux se demandent pourquoi le visage de l’autre leur est familier), M. et Mme Martin doublent en langage des signes les termes qui reviennent sans arrêt, alors qu’un personnage muet, en arrière-plan, signe lui aussi le dialogue. Cela crée une chorégraphie étrangement poétique, qui souligne aussi le côté mécanique et répétitif du texte.
La Compagnie Vol de Nuit a su exploiter tous les aspects comiques du texte de Ionesco, en n’hésitant pas à en ajouter de nouveaux. A cet égard, l’usage de chansons célèbres comme I will always love you lorsque les époux Martin se rendent compte qu’ils sont bien mari et femme trouve un bel écho dans les rires de la salle. La mise en scène recourt à une multitude de procédés comiques, allant des répétitions absurdes aux mimiques clownesques, en passant par le motif burlesque des personnages qui se penchent en avant, présentant leurs fesses au public. Que l’on ait lu ou non la pièce originale, la mise en scène est efficace et sait aussi réserver quelques surprises aux spectateurs.
Peut-être un petit peu lente au démarrage – il est vrai que la première tirade est particulièrement longue – la pièce gagne en intensité et en frénésie jusqu’à aboutir à une scène finale aussi survoltée que jouissive pour un public qui ne comprend pas plus que les marionnettes de Ionesco quel est le sens profond de tout cela. La réussite est aussi due au talent de ces comédiens amateurs qui proposent une performance d’ensemble à la fois cohérente et éminemment comique.
20 octobre 2015
Par Lauriane Pointet
20 octobre 2015
Par Lauriane Pointet
Un roi se meurt / D’après Eugène Ionesco / mise en scène Orianne Moretti / Festival FriScènes / 20 octobre 2015 / plus d’infos
Un roi, la mort et la musique
La compagnie du Théâtre de l’intérieur propose une adaptation sans complexe, intelligente et efficace de la pièce de Ionesco.
Des personnages qui se trémoussent sur scène sur une musique disco et dans un déluge de confettis, avant même que les spectateurs ne soient entrés dans la salle, cela peut surprendre. D’autant plus quand la pièce s’intitule Un roi se meurt et qu’il s’agit, comme l’indique clairement le titre, d’une adaptation de la célèbre pièce Le roi se meurt d’Eugène Ionesco. Cette entrée en matière festive n’est cependant pas inconciliable avec l’aspect comique du début de la pièce.
Un petit rappel de l’intrigue : dans un royaume qui s’effrite de toutes parts, le roi Bérenger 1er est mourant mais ne le sait pas encore. Les deux reines, Marguerite et Marie, discutent de la nécessité et de la façon de le mettre au courant. Avec l’appui du Médecin, elles finissent par le prévenir de sa fin prochaine qui interviendra, préviennent-elles, « à la fin du spectacle ». Mais, avant d’en arriver là, les personnages vont être confrontés aux différentes réactions successives qu’adopte le roi face à cette révélation, et observer la dégradation incoercible de son état, jusqu’à la scène finale.
L’originalité et la vraie trouvaille de la metteuse en scène Orianne Moretti tiennent dans le recours à deux instruments : la flûte traversière et le violoncelle. Les deux musiciennes, présentes sur le plateau, tiennent un rôle à part entière dans l’organisation de la pièce. En effet, alors que chacune des souveraines incarne un tempérament différent – Marie représentant la naïveté et l’espoir, Marguerite la raison et la force implacable du destin – la musique vient souligner leur opposition. On remarquera, aidé en cela par le jeu sur les couleurs des costumes et la position des différents protagonistes, que la flûte prolonge et renforce le point de vue de Marie, le violoncelle celui de Marguerite.
Ce choix de faire intervenir de la musique facilite le passage d’un registre relativement léger à de la pure tragédie. Car, dans l’esprit du texte de Ionesco, la pièce propose une longue descente aussi progressive qu’imperceptible dans ce qu’il y a de plus pathétique et de plus tragique. Le Théâtre de l’Intérieur a intelligemment choisi d’opérer un certain nombre de coupures dans l’œuvre originale, tout en préservant sa structure globale et sa dynamique. Cela a pour effet une concentration du texte, pour peut-être une plus grande efficacité. Et, devant ce roi affaissé dans un fauteuil roulant, le regard hagard, ce roi même qui tout à l’heure triomphait au milieu des confettis, l’on ne peut s’empêcher de se demander : comment en est-on arrivé là ?
La mort de ce roi a une portée universelle – c’est d’ailleurs la volonté qu’a exprimée Orianne Moretti dans le débat d’après-spectacle. Et, malgré la soixantaine d’années qui nous séparent du texte de Ionesco, ses cris déchirants ont encore une résonnance : « pourquoi suis-je né, si ce n’était pas pour toujours ? »
20 octobre 2015
Par Lauriane Pointet
20 octobre 2015
Par Emilie Roch
FreeScènes / par Les Apostrophes et la Cie Harald Lützenberg / Festival FriScènes / Balade théâtrale en ville de Fribourg / mercredi 21 octobre et samedi 24 octobre 2015 / plus d’infos
Dürrenmatt hors des murs
Quitter la salle et emmener les spectateurs dans les rues de Fribourg pour déambuler au fil de l’œuvre de Dürrenmatt : voilà le défi lancé par le festival FriScènes dans le cadre du projet « FreeScènes », relevé par deux troupes locales.
Une cour d’école, le couloir d’un collège, un salon de coiffure, autant de lieux inattendus où se déroulent les « FreeScènes », créations expérimentales et hors compétition du festival. À l’occasion de sa 8ème édition, le festival FriScènes a sélectionné la troupe des Apostrophes et la Cie Harald Lützenberg pour leurs adaptations théâtrales inspirées de l’œuvre de l’auteur suisse Friedrich Dürrenmatt. Le spectacle se décline en trois scènes d’une vingtaine de minutes chacune, entrecoupées de moments de marche au cœur de la ville. Ces trois scènes fonctionnent comme des tableaux, où histoire, décor et acteurs changent à chaque fois.
La première a lieu dans une cour de récréation, jonchée de feuilles mortes et de bancs en béton. Ce décor figure le bois où jadis se sont passionnément aimés les deux vieillards qui s’y trouvent, Claire et Alfred, les protagonistes de La Visite de la vieille dame. Au cours de leur entretien, nous comprenons que ce bois, où chantent coucous et pics-verts, appartient désormais à Claire, richissime, tandis qu’Alfred tente d’éveiller en elle la nostalgie de leurs dix-huit ans en l’affublant des surnoms nés du temps de leur idylle. C’est toutefois un sentiment bien plus féroce qui pousse Claire à revenir dans son village natal, après des décennies d’absence, auprès de celui qui l’a abandonnée pour en épouser une autre.
Nous laissons les anciens amants à leur sort pour rejoindre la cour du collège Saint-Michel, où un homme en tenue d’affaires tente de redémarrer sa voiture ; c’est La Panne, assurément. Appuyé sur l’auto, un autre homme prend la parole. Avatar du narrateur, de l’auteur ? Il réfléchit à voix haute sur la difficulté de trouver une histoire à écrire dans un monde animé par la technique et l’incroyance, et où la seule crainte est celle de tomber en panne. Puis il s’effondre, ivre. Parmi les quelques rares histoires possibles qu’il reste encore, c’est précisément celle des conséquences d’une panne qui se joue alors sous nos yeux. Un troisième homme, visiblement âgé, apparaît et invite l’homme en panne, nommé Alfredo Traps, à passer la nuit dans sa pension en compagnie de deux de ses amis, également retraités. Nous les suivons à l’intérieur du bâtiment, gravissons les marches de l’escalier et nous installons sur les chaises alignées le long du couloir, orné de tableaux à l’iconographie christique et de lustres. De part et d’autre de la rangée de chaises, très éloignées, deux tables se font face. Juge et procureur s’installent d’un côté, avocat et accusé de l’autre, afin de mimer le procès de l’invité, le jeu favori de ces trois anciens officiers de justice. Alfredo Traps ne se doute pas qu’en acceptant de se prêter au jeu, il n’a aucune chance de prouver l’innocence qu’il plaide initialement avec persuasion.
Nous rejoignons ensuite l’intérieur d’un salon de coiffure ordinaire qui devient, dans le cadre des « Freescènes », le salon de coiffure d’un asile psychiatrique. Nous sommes assis dos à la vitrine et, en face de nous, se trouvent les sièges où les clients se font couper les cheveux, ainsi qu’un immense miroir. Un cadre original pour y jouer un fragment inspiré de la pièce Les Physiciens. Entre M. Michel, le coiffeur, et M. Möbius, le physicien, c’est l’amour fou – et ce n’est rien de le dire. Cet amour est toutefois condamné à ne rester qu’une chimère ; et comment pourrait-il en être autrement quand l’un de ses sujets est frappé par des visions du roi Salomon, qui plus est dans un environnement où l’un se prend pour Newton, l’autre Einstein, atteints de pulsions meurtrières ? La folie à tendance schizophrénique des personnages est renforcée par la présence du miroir, dans lequel ils se reflètent. Ce miroir perturbe l’activité des spectateurs, qui peuvent choisir de regarder la scène directement ou à travers la glace : manière intéressante de troubler leur perception de la réalité à eux aussi. La limite entre la raison et la folie, qu’interroge cette scène, est aussi ténue que celle qui sépare le public des acteurs. Dans ces trois tableaux, la proximité physique avec le monde fictionnel, joué à quelques centimètres de nos yeux, ne manque pas d’inquiéter jusqu’au malaise, en nous mettant en prise directe avec la vision d’une société troublée, où la justice est monnayable et les innocents souvent coupables.
Les créateurs de « FreeScènes » ont réussi à saisir l’esprit des oeuvres de Dürrenmatt, tout en faisant preuve d’un esprit d’innovation dans la mise en scène et dans l’arrangement du texte, nécessité par les lieux insolites et le format fragmentaire des trois scènes. Tout à l’honneur des responsables de la mise en scène, Jonathan Monnet pour la troupe universitaire des Apostrophes et Olivier Verleye pour la Cie Harald Lützenberg.
20 octobre 2015
Par Emilie Roch
22 octobre 2015
The Shrink’s Cabinet / de Marco Battaglia et Jack R. Williams / mise en scène Jack R. Williams / Festival FriScènes / le 22 octobre 2015 / plus d’infos
Keep Calm and Savour
Assister à une confrontation entre la sulfureuse Marilyn et la reine d’Angleterre ? à la rencontre exceptionnelle de Sigmund Freud avec Tarzan ? à un débat physico-politique opposant Albert Einstein à Fidel Castro ? Vous en rêviez ? La compagnie des Caretakers l’a fait ! Dans cette nouvelle comédie cosignée par Marco Battaglia et Jack R. Williams, une tablée de personnages hauts en couleur nous embarque dans un monde british et onirique, et tout cela en un seul repas. Un petit régal !
Au menu ce soir
Un pull-over rouge, une longue nappe verte, un sapin enguirlandé, quelques « Darling ! » et nous voilà plongés dans l’atmosphère si particulière d’un foyer bourgeois à la veille d’un Noël anglais. Alors que les douze convives arrivent avec leur lot de tensions et de prises de bec, on sent monter avec délice un humour qui rappelle d’abord le film Joyeuses Funérailles mais qui verse vite du côté des Monthy Python. Ainsi, lorsque l’accueillante mère de famille troque son tailleur vert pour une robe blanche et ressort de la cuisine affublée d’une perruque, tout change : « maman ?! » s’écrie Jack, étudiant en philosophie rentré passer les fêtes en famille. Mais personne ne répond, personne ne semble s’en étonner. Au fur et à mesure que s’écoulent les heures, auparavant d’un ennui éprouvant pour le jeune protagoniste, les membres de l’assemblée tour à tour se transforment. Le spectacle bascule alors dans un monde quasi onirique où réel et irréel se confondent. Sont-ce des chimères ? Est-ce un excès d’alcool ?
Il a pour le moins fallu une bonne dose de folie à Marco Battaglia pour créer cette pièce de l’excentricité inspirée par sa propre expérience, et à laquelle The Caretakers, une troupe bernoise de comédiens amateurs, donne vie. Et c’est dans la langue de Shakespeare que Battaglia et son acolyte du Sussex, Jack R. Williams, choisissent de l’écrire, afin de parfaire l’ambiance de cette comédie anglaise (pas d’inquiétude cependant, des surtitres sont projetés). Quant à Jack R. Williams, on le retrouve sur scène sous les traits de Bertie le physicien et père de famille ; sa première apparition nous annonce aussitôt la filiation de la pièce avec les œuvres de Dürrenmatt, filiation que les auteurs revendiquent explicitement. Le scientifique lunaire (qui prendra dans un second temps l’apparence d’Einstein) ajoute une touche philosophico-décalée, et cette fois-ci très suisse, à cette création on ne peut plus british.
Food for thought
The Shrink’s Cabinet ? Voilà qui est révélateur. Littéralement « le cabinet du psychiatre », le titre nous avertit immédiatement que le spectacle mettra à mal notre entendement. Les scènes présentées relèvent-elles de la psychose, de la névrose, sont-elles de pures manifestations de notre inconscient ? Le spectateur hésite avec Jack, finit par lâcher prise et se laisse lui aussi entraîner dans des dialogues déroutants, comme tout droit sortis d’un songe. Il n’est donc pas étonnant de retrouver Sigmund Freud à la table des convives. Mais cette fois-ci, le fameux spécialiste du cerveau humain ne nous aidera pas à déchiffrer ce rêve, car lui-même en fait partie.
Un indice nous est toutefois donné : « on ne connaît jamais vraiment les gens » nous dit-on, et c’est bien cela que va expérimenter Jack. Caricatures exacerbées, les avatars des membres de la famille, aussi hétéroclites qu’excentriques, dispensent des bribes de savoir à l’étudiant perdu, en proie à des doutes existentiels. C’est en lui parlant de leur passé qu’ils vont éclairer son futur, et en profiter également pour s’adonner entre eux à des discussions animées desquelles naîtront des situations cocasses et inattendues (imaginez-vous la déception écœurée de Mozart en écoutant Yoko Ono et John Lennon !). Dommage toutefois que la mise en scène ne soit pas plus inventive et dynamique ; entre deux plats ou deux verres de whisky, on aurait peut-être aimé voir plus de mouvements, plus d’entrées, de sorties, de déplacements scéniques afin de mieux soutenir le propos de la pièce. Face à ce flot de paroles – drolatiques, certes – les oreilles du spectateur tendent à s’épuiser cependant que ses yeux restent un peu sur leur faim.
Il n’en reste pas moins que l’ensemble est agréable. C’est un spectacle qui ne prétend à rien d’autre qu’à détendre, et cela fonctionne. Battaglia et Williams mettent ironiquement dans la bouche de la tante de Jack, réincarnation de Margaret Thatcher, l’idée qu’il est indigne de bousculer les classiques. Les auteurs s’amusent pourtant à provoquer cette maxime dans une pièce qui se joue des conventions et mélange mille références. Mais en fin de compte, ils respectent la suite de la diatribe de Maggie : « keep it simple ! ». Et en effet, The Shrink’s Cabinet sait demeurer simple, et c’est bon. Alors, savourez-le !
22 octobre 2015
22 octobre 2015
Par Valmir Rexhepi
The Shrink’s Cabinet / de Marco Battaglia et Jack R. Williams / mise en scène Jack R. Williams / Festival FriScènes / le 22 octobre 2015 / plus d’infos
File d’attente
Assister à une confrontation entre la sulfureuse Marilyn et la reine d’Angleterre ? à la rencontre exceptionnelle de Sigmund Freud avec Tarzan ? à un débat physico-politique opposant Albert Einstein à Fidel Castro ? Vous en rêviez ? La compagnie des Caretakers l’a fait ! Dans cette nouvelle comédie cosignée par Marco Battaglia et Jack R. Williams, une tablée de personnages hauts en couleur nous embarque dans un monde british et onirique,The Shrink’s Cabinet nous conduit dans l’univers institutionnalisé du repas de famille. Sur fond de morale, l’histoire peine à prendre.
On y arrive, c’est bientôt Noël, ses repas, ses foies gras, ses dindes, champagne, rouge, blanc, dessert, fromage, encore un coup de blanc ?, dis merci à grand-mère, encore une tranche ? Tu n’as rien mangé… On ne sait pas de quoi sera fait le jour à venir, mais pour le soir du repas Noël, aucun doute, on s’y attend. C’est le filon prévisible de ce repas que Marco Battaglia et Jack R. Williams ont voulu exploiter avec le concours de la troupe bernoise de Caretakers.
Un jeune homme (Jack), pull rouge de circonstance, retrouve sa famille (neuf personnes, et un voisin qui fera quelques intrusions ça et là) pour le repas de Noël. Les caractères, archétypaux, se donnent assez rapidement : le père est le savant timide, la mère porte la culotte, la tante est impossible, l’oncle un sombre idiot… Chacun, à sa manière, s’engage dans un discours moralisateur à l’égard du jeune homme pull rouge. Et puis, la mère sort de table et revient changée en Marilyn Monroe.
Tous les personnages – Jack sera le dernier – sortiront de table et reviendront changés. Le mouvement opéré devient complexe : des personnages deviennent des personnages (historiques). C’est en anglais. Mais voilà, certains des personnages devenus des personnages (il devient difficile de se faire comprendre), toujours dans l’idiome anglais, doivent camper un accent allemand (c’est une troupe bernoise). Ça devient vertigineux.
On s’accroche. Après tout, c’est une comédie, teintée qui plus est d’un humour anglo-saxon. Oui. Il y a une grande table, huit chaises, un canapé, deux sièges rouges, deux coussins au sol. À quoi l’on peut ajouter, suivant les moments, une Monroe, une Thatcher, un Einstein ou encore un Castro (parfois tous les personnages sont sur scène). Et finalement, c’est statique : deux personnages parlent, les autres sont là, à attendre leur tour.
22 octobre 2015
Par Valmir Rexhepi
22 octobre 2015
Par Valmir Rexhepi
Ephémère / écrit et mis en scène par Geoffroy Mathieu/ Théâtre de l’Aurore (Brest) / Festival FriScènes / 22 octobre 2015 / plus d’infos
Envisager les voix
Dans la nuit, des voix se rencontrent, par radios interposées. Elles s’entendent, s’écoutent, s’imaginent. Ephémère propose, avec une rare poésie, de voir l’effet des voix, d’écouter le contact des corps.
Dans une main statique, un verre s’allume. De part et d’autre de la scène, des colonnes de radios jettent des voix. Prise d’antenne. C’est Ephémère, création de Geoffroy Mathieu, interprétée par trois comédiens du Théâtre de l’Aurore. L’histoire se déroule sur les ondes : les personnages sont d’abord des voix qui se donnent par les appareils. La mise en scène est simple, efficace : des personnages qui occupent des espaces différenciés, clos, dans lesquels les voix pénètrent par les brèches que sont les radios. L’ambiance est sombre, tantôt sensuelle, tantôt violente. Et puis les voix laisseront place aux corps qui s’affronteront, en silence.
De la bouche de l’animateur sort une voix féminine, érotique, une voix qui serpente et glisse dans l’oreille. Ça sort d’un corps d’homme. Mais c’est un corps de catin, de partenaire torride que la voix donne à voir. Tandis qu’un des personnages communique avec cette voix, l’autre danse avec un mannequin sans tête, un corps de femme en plastique. Le mannequin semble être pour le personnage le moyen « d’incarner » la voix, de lui fixer un corps. Ce corps qui aura un temps le visage du désir. Plus tard, ce sera le visage fantasmé de la victime. Des visages qui ne prennent forme que par les voix. Des voix qui s’envisagent par l’imagination.
Pour un peu, on fermerait les yeux, on se laisserait porter sur les ondes par ces voix liées. Pourtant, les yeux, par paires (il n’y avait pas de borgne), sont grand ouverts. C’est qu’on regarde la radio. On assiste, comme les personnages, à l’effet de la voix, à sa matérialisation, à son toucher. La synesthésie n’est ici jamais loin.
22 octobre 2015
Par Valmir Rexhepi
23 octobre 2015
Par Alice Moraz
Le Café des Voyageurs / d’après Corina Bille / mise en scène Coline Ladetto / Festival FriScènes / 23 octobre 2015 / plus d’infos
La quadrature du cercle
Présenté au festival FriScènes, Le Café des Voyageurs exploite pleinement les possibilités du langage et de la voix pour servir une pièce qui oscille entre le rire et la folie tragique.
Une femme (jouée par un acteur masculin) au milieu d’un cercle blanc au sol. Autour d’elle son majordome, Robert, dessine le plan de son appartement, dont il effacera ou rajoutera des pièces au fur et à mesure de la performance. La femme, Mme Victoire, ayant perdu son fils dans un accident de train alors qu’il venait lui rendre visite, envoie chaque année son domestique à la gare pour chercher un jeune homme au hasard et le faire dîner chez elle à sa place. Le rituel est immuable, jusqu’à l’introduction d’un inconnu qui va la troubler. Celui-ci, nommé Germain et ressemblant étrangement au fils disparu, permettra aux personnages (Mme Victoire, Robert le domestique, et Margot la fiancée du feu fils), d’arrêter de tourner en rond dans leur propre jeu.
C’est dans ce huis clos figuratif que les quatre comédiens évoluent. Mis en scène par Coline Ladetto, qui avait initialement travaillé en collaboration avec les professionnels de la Compagnie la.la.la, Le Café des Voyageurs est ici monté avec le groupe amateur de la Cie du Fouet. Si l’histoire à l’origine de la pièce est plutôt simple, l’utilisation de la 3ème personne du singulier au niveau textuel est déroutante et génère toute la complexité du spectacle. Le dialogue entre les personnages en devient curieusement désinvesti, comme pour marquer clairement la séparation entre une réalité trop dure à vivre et une performance théâtrale temporaire. « Oui, vous ne parlez pas à la première personne, vous n’utilisez pas le “je” mais le “il”. Par exemple, quand je parlerai moi, je dirai : Elle parle. Vous comprenez ? ». Germain réagit à l’explication de Margot en lui disant donc qu’ « Il est retenu par des dingues. » Grâce à lui la réalité s’esquisse pour la première fois dans cette mascarade qui flirte avec la folie. Margot se prête au jeu de mauvaise grâce mais ne semble pas dupe. Elle se conforme au rituel tout en exprimant elle aussi l’absurde de cette situation. Interloquée que Robert puisse croire l’obliger à rester dans une pièce, elle lui lance : « [t]u penses me retenir par un trait ?! ».
Dans cette pièce, c’est le pronom utilisé qui donne le ton au jeu, car comme le dit un des protagonistes: « il faut laisser de la place au je(u) ». On en fait l’expérience quand Mme Victoire abandonne le « elle », exprimant son bonheur par un vibrant « je suis heureuse », alors qu’elle prend dans les bras celui qu’elle croit (ou veut croire) être son fils. Cela est d’autant plus surprenant que le spectateur s’était habitué à cette mise en abîme d’un rôle qui est endossé non seulement par les comédiens mais aussi par les propres personnages de la pièce en parlant à la 3ème personne du singulier. Le spectateur réalise l’ampleur de la tragi-comédie quand le téléphone sonne et que l’on annonce la mort du fils au bout du fil. La propriétaire de l’appartement ne peut dès lors plus rester dans l’illusion que son fils a été épargné. Elle pousse Margot hors du cercle, la propulsant hors de l’espace de déni, et passe à l’utilisation du « tu ».
Le Café des Voyageurs est une pièce exigeante autant pour les acteurs que pour les spectateurs, qui doivent sans cesse s’habituer à la manière de parler des personnages utilisant successivement le « il », le « je » et le « tu ». Mais au contraire de ce à quoi l’on pourrait attendre d’une pièce abordant le thème de la mort, cette tragi-comédie ne tombe pas dans le pathos. Les quatre comédiens explorent tout le spectre des émotions grâce à un jeu d’une grande finesse rendant justice à la mise en scène de Coline Ladetto. Ils redessineront les interactions entre les différents personnages, autant que se redessine le plan de l’appartement servant de décor à la pièce.
23 octobre 2015
Par Alice Moraz
23 octobre 2015
Par Chantal Zumwald
Porte de Montreuil / de Léa Fazer / par le Théâtre Dépareillé (F) / Festival FriScènes / vendredi 23 octobre 2015 / plus d’infos
Les vieux potes qui expliquent tout
Grands éclats de rires dans la salle de FriScènes ce vendredi soir : d’une énorme malle à jouets s’échappent deux potes, pas toujours très éclairés, mais qui pourtant font tout pour le paraître, souvent par le bluff.
Qui n’a jamais rêvé d’un immense coffre à jouets ? Celui qui trônait au centre de la scène de Porte de Montreuil sortait de l’ordinaire par sa dimension « extra large », capable de contenir une dizaine d’hommes, si ce n’est plus. Mais il n’en contenait que deux, et pas n’importe lesquels. Ces deux personnages, joués par Jacky Audoin et Hervé Houssin, ont ravi le public tout au long de la soirée par leurs dialogues plus désopilants les uns que les autres.
C’est ainsi que le public a appris que le carburateur servait au carburant, que si l’on change le tapis de la salle de bain, il faut non seulement refaire la peinture de celle-ci, mais également celle de la cuisine et que, tout compte fait, il vaut mieux ne pas changer de tapis. Et qu’il s’est vu expliquer la fabrication des omelettes, en passant par la formule de mathématiques (a+b)2 = a2 + 2ab + b2. Ce jonglage entre le savoir commun et le discours pseudo-scientifique a réjoui les spectateurs, tout comme les secrets divulgués sur la relation entre les chaussettes trouées et la position sociale, ou encore sur celle entre la taille des pieds et la vanité sexuelle. Et s’ils se demandaient comment trouver le nord, maintenant ils savent qu’il suffit de renifler.
Par leurs explications hautes en couleurs, ces deux personnages, d’une amitié qui endure tout et qui ne se défait jamais – même quand parfois, l’humiliation et les petits profits font leur apparition – ont parodié les humains, faibles ou forts, avec leurs stratagèmes, leurs systèmes de défense et leurs points faibles. Avec une grande justesse, la pièce dépeint l’envers du décor et remet l’homme face à lui-même, dans une leçon d’humilité.
Cette comédie a régalé. Les acteurs ont joué avec une formidable passion communicative, et une pluie d’applaudissements a clos le spectacle.
23 octobre 2015
Par Chantal Zumwald