Vous reprendrez bien un peu de mon attention

Les plateformes numériques savent nous garder captifs et captives. Parfois jusqu’à l’addiction. Mais quels mécanismes mettent-elles en place ?

Les plateformes numériques savent nous garder captifs et captives. Parfois jusqu’à l’addiction. Mais quels mécanismes mettent-elles en place pour nous rendre accros ? La psychologie comme l’économie apportent des réponses.

Jeux vidéo jusqu’au bout de la nuit, Black Friday, visionnage de séries TV à haute dose, scroll sur les réseaux sociaux à n’en plus finir. Quel est leur point commun ? Le risque de se faire mener par le bout du nez. Les plateformes numériques ont développé des pratiques pour capter et retenir notre attention. Autant d’occasions d’y perdre du temps, de l’argent… et des plumes.

Car les conduites en ligne peuvent devenir problématiques. De nos jours, deux pratiques sont considérées comme addictives, en dehors de celles en lien avec la consommation de substances : les jeux d’argent et les jeux vidéo. Mais la recherche sur la dépendance numérique se développe rapidement.

Denrée rare

Sur le marché, notre attention a une valeur. Il s’agit d’une ressource précieuse. Avec la croissance exponentielle de l’information sur Internet, la multiplication des vecteurs de cette information en temps réel, l’attention des utilisateurs devient une denrée rare. Les entreprises et les plateformes numériques l’ont bien compris et tentent, par divers moyens, de la capter et de la conserver le plus longtemps possible. On parle ici d’« économie de l’attention ».

Au tournant des années 70, l’Américain Herbert A. Simon, futur Prix Nobel d’économie et père fondateur de l’intelligence artificielle, avait pressenti l’importance de cette notion, en soulignant que l’abondance d’informations entraîne une rareté de l’attention.

Anxiété de ratage

Diverses stratégies existent pour capter l’attention sur les plateformes digitales. Récompenses, notifications, comptes à rebours ou caractère immersif de l’expérience sont des mécanismes mis en place pour s’assurer de la persistance de notre intérêt.

« Nous avons cette inclination naturelle à poursuivre une conduite s’il y a de la variabilité dans la récompense associée, explique Maèva Flayelle, postdoctorante à l’Institut de psychologie de l’Université de Lausanne (UNIL) travaillant sur les addictions comportementales non liées à la consommation de substances. L’être humain a tendance à stéréotyper certains de ses comportements, d’autant plus si la récompense est imprévisible, comme dans l’exemple des machines à sous. On persévère, parce que l’on ne sait pas si le prochain coup sera le bon ou non. C’est un mécanisme intrinsèquement addictogène. »

Le défilement infini que l’on trouve notamment sur les réseaux sociaux peut en outre entraîner des anxiétés de ratage par crainte de manquer une information. On passe alors bien plus de temps que prévu sur ces plateformes.

Monétisation des données

Professeur ordinaire en Faculté des hautes études commerciales à l’UNIL, Tobias Schlager précise que « l’un des indicateurs clés de performance est le nombre de vues ou de clics. Google comme Facebook disposent d’un réseau publicitaire qui leur permet de savoir exactement quel contenu attire le plus l’attention. Cela pour afficher ensuite des publicités ciblées aux utilisateurs. »

Quant à savoir s’il faut réguler les pratiques sur ces plateformes, Tobias Schlager estime que « la plupart des personnes devraient être responsables d’elles-mêmes, sauf quand il s’agit de groupes vulnérables, tels les enfants ».

Fin novembre, le Parlement australien a voté un texte interdisant les réseaux sociaux aux moins de 16 ans. L’Espagne doit se pencher sur une telle interdiction et l’État américain de Floride veut les interdire aux moins de 14 ans, dès janvier 2025. En Suisse, cette question fait encore débat.

Le temps nous est compté

Les plateformes numériques emploient des algorithmes pour cerner notre profil utilisateur et nos préférences, permettant de générer des notifications ajustées. « Cette personnalisation représente un facteur de risques », constate Maèva Flayelle.

D’autres techniques nous poussent même dans nos retranchements. « Un être humain a besoin de réfléchir pour pouvoir faire des choix éclairés, ce qui demande du temps et des ressources cognitives. Les plateformes en jouent, nous mettant dans des situations d’urgence, avec des offres à durée limitée impliquant souvent un compte à rebours. Il faut beaucoup de volonté et de discipline pour ne pas céder », reconnaît la postdoctorante.

Vulnérabilité

Les facteurs de risques conduisant à une pratique excessive sont multiples. L’impulsivité en fait partie. « Ces personnes se distinguent par une tendance à agir rapidement sans évaluer pleinement les conséquences à long terme de leurs actions. Elles pèsent donc moins le pour et le contre, ce qui les rend plus enclines à adopter des conduites problématiques. Elles possèdent également une plus grande sensibilité à la récompense et à la gratification immédiate », précise Maèva Flayelle, postdoctorante à l’Institut de psychologie de l’UNIL.

Des comorbidités, soit des associations avec des symptômes psychopathologiques comme l’anxiété ou la dépression, jouent aussi un rôle. « L’utilisation des technologies numériques peut devenir une stratégie de régulation émotionnelle dysfonctionnelle. » Certaines personnalités plus introverties, possédant une faible estime de soi ou un style d’attachement insécure seraient davantage exposées.

Un soupçon de gamification

Dans les jeux vidéo, les expériences immersives et la persistance des mondes virtuels se révèlent également un facteur de rétention, selon la psychologue. « L’impression d’immersion dans un univers fictionnel peut permettre d’échapper au stress du quotidien. Pour certains profils narcissiquement plus vulnérables, c’est potentiellement un refuge. » L’identification à un personnage et son idéalisation agissent en outre comme une forme de compensation. L’écart est parfois très grand entre l’avatar et la personne réelle.

L’atteinte partielle des objectifs, avec des paliers à franchir, fait aussi partie de ce processus. La gamification touche d’ailleurs les plateformes en ligne. « Plus on achète, plus on obtient de rabais. L’humain est naturellement intéressé à remplir des objectifs, ce qui soutient sa motivation », remarque la postdoctorante.

Jusqu’à l’oubli de soi

Mais alors quand parler d’excès ? « Dès qu’il y a perte de contrôle, on entre dans le domaine de l’addiction. Un surinvestissement en ligne peut générer un lot de conséquences négatives très tangibles, telles qu’une baisse de la productivité et de la qualité des relations sociales. La personne désinvestit certaines sphères importantes de sa vie qu’elle investissait auparavant. Dans des cas extrêmes, il arrive qu’elle ne prenne plus soin de son alimentation, de son sommeil et de son hygiène », déplore Maèva Flayelle.

Ne pas diaboliser

Pour la psychologue, l’alarmisme n’est pourtant pas de mise. « Ces technologies s’avèrent également bénéfiques et sont notamment utilisées comme outils thérapeutiques. Les jeux vidéo peuvent avoir un impact très positif sur le plan cognitif, avec une amélioration des performances attentionnelles et mnésiques, des processus de prise de décision et de résolution de problème. En outre, les réseaux sociaux sont des plateformes extraordinaires pour être en lien les uns avec les autres. Tout est question de contrôle et d’usage régulé. »

Pour la chercheuse, « il faut éduquer les enfants au numérique à l’école comme à la maison. En tant que parents, il faut aussi donner le bon exemple. Et l’autorégulation est le nerf de la guerre. »