Un parcours au cœur de la psychiatrie

Cheffe du Département de psychiatrie du CHUV, la professeure Kerstin von Plessen nous offre son regard sur la maladie et le rôle de la psychiatrie.

Rencontre avec la professeure Kerstin von Plessen, cheffe du Département de psychiatrie du CHUV, à l’occasion des 150 ans de l’hôpital de Cery.

L’hôpital de Cery vient de fêter ses 150 ans sous les couleurs de la science, lors d’un symposium sur la psychiatrie à travers le temps, puis avec la population vaudoise, invitée sur les lieux lors d’une journée portes ouvertes. L’occasion de s’entretenir avec la professeure Kerstin von Plessen, cheffe depuis août 2021 du Département de psychiatrie du CHUV. Nous l’avons rencontrée sur le site récemment reconstruit de Cery, inauguré en septembre 2023.

Venant après des pionniers comme Henri Preisig et Hans Steck, épaulé par son épouse Eva Steck-Dürrenmatt, un psychiatre comme Christian Müller et, plus récemment, le professeur Jacques Gasser, vous êtes la première femme à la tête du Département de psychiatrie…

Oui, les médecins-cadres et les chefs de service sont encore plutôt des hommes, mais il ne faut pas oublier le rôle essentiel des femmes dans l’histoire de la psychiatrie : vous avez mentionné Eva Steck, on peut penser à quantité de soignantes, de proches-aidantes, et on voit depuis un certain temps un nombre parfois plus élevé de femmes dans les formations universitaires, que ce soit en spécialisation médicale de la psychiatrie et psychothérapie, en psychologie ou en sciences infirmières. Je relativiserais donc un peu ma propre situation à la Faculté de biologie et de médecine, comme professeure ordinaire depuis 2017, directrice du Service universitaire de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, puis, en effet, cheffe du Département de psychiatrie avec un bureau ici à l’hôpital de Cery, depuis le 1eraoût 2021.

Le père et le grand-père de Christian Müller étaient des psychiatres ; lors du symposium du 4 octobre 2024, le neurologue Andreas J. Steck a évoqué sa vie d’enfant quand son père dirigeait cet hôpital, où vivait alors toute la famille… Et vous ?

Mon père aussi était psychiatre. Je pense que nous, enfants de psychiatres, avons baigné dans une atmosphère où les problèmes psychiques relevaient de la normalité, si j’ose dire, sans aucune crainte ou gêne à côtoyer les personnes concernées ou les « patients ». Andreas Steck nous a raconté lors du jubilé à Cery avoir demandé à ses parents si c’était vrai qu’il y avait « des fous à Cery », uniquement parce qu’il l’avait entendu dire à l’école, alors que lui vivait sur le site. J’ai côtoyé très jeune beaucoup de psychiatres, j’ai pu échanger avec des « patients » hors de l’hôpital, en psychiatrie communautaire dans des ateliers, alors pour moi c’était une belle profession dès le début de ma vie, ça l’est encore ! 

En dépit de l’intérêt envers la santé mentale, érigée en cause nationale par exemple en France, par le nouveau premier ministre Michel Barnier, ou dans le canton de Vaud par la conseillère d’État Rebecca Ruiz, y a-t-il un problème de recrutement dans ce domaine ?

En psychiatrie, surtout en psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, oui, mais je pense que d’autres spécialités hospitalières vont également connaître ce problème. Et puis le privé attire davantage, pas seulement sur le plan financier, il y a les horaires, les jours fériés, les congés ; il faut rendre l’hôpital plus attractif en améliorant les conditions de travail. La psychiatrie ne parle pas forcément aux jeunes, ce n’est pas un problème nouveau, mais qui s’aggrave. Dès lors, nous devons nous montrer plus actifs sur la formation et la création de conditions de travail attractives. Depuis quelques années, le stage dans notre domaine, la psychiatrie, n’est plus obligatoire pour les étudiantes et étudiants prégradués en médecine, or il n’y a rien de mieux pour connaître et apprécier la psychiatrie. Au regard de l’importance et de l’ampleur des maladies mentales, qui peuvent directement ou indirectement concerner toute la population, il faut urgemment réintroduire ces stages. Le métier permet d’aller au bout des choses, de construire une relation avec le patient, de le suivre à travers le temps dans le développement de sa personnalité, de constater souvent une atténuation des symptômes avec l’âge et d’aider les personnes à vivre le mieux possible avec leur maladie. Finalement, cela touche une grande partie de la population !

Hormis la gestion, vous enseignez aussi à l’UNIL…

Oui, je suis en train de préparer un cours sur les troubles externalisés des enfants et des adolescents, par exemple le trouble déficitaire de l’attention, avec ou sans hyperactivité. Le TDAH est souvent à l’origine d’autres problèmes, par exemple la consommation de drogues, la déscolarisation, voire la délinquance, or on peut changer le parcours de ces jeunes avec une prise en charge précoce. Je m’intéresse également beaucoup aux troubles alimentaires, qui ont souvent un ancrage biologique, et c’est un cercle vicieux quand on sait que l’anorexie va provoquer des changements dans le cerveau. Il y a donc beaucoup de choses à faire dans ce domaine aussi.

Sur le plan de la psychopharmacologie, on a l’impression d’une stagnation depuis la découverte essentielle des neuroleptiques, qui pourtant ne ciblent pas avec précision les différents symptômes propres aux maladies du cerveau…

À Cery, nous avons une unité de pharmacogénétique et de psychopharmacologie clinique, qui fait partie du Centre de neurosciences psychiatriques. Il est essentiel de travailler à l’interface entre la clinique et la recherche fondamentale. C’est un domaine très important et, malgré tout ce que nous savons aujourd’hui sur le cerveau, nous ne pouvons pas parler en effet de progrès fondamentaux nécessaires au développement de nouveaux médicaments. Les progrès des nouveaux neuroleptiques ont surtout concerné leur profil de tolérance, qui a été fortement amélioré par rapport à la première génération. Les symptômes négatifs de la schizophrénie restent toutefois insuffisamment ciblés, même par les nouvelles molécules. Mais la Food and Drug Administration vient d’approuver un nouveau neuroleptique avec un mécanisme d’action différent, pouvant agir sur les récepteurs muscariniques M1 et M4 localisés dans le cerveau, sans bloquer les récepteurs dopaminergiques. D’autres molécules sont également en cours de développement et laissent espérer l’arrivée de nouvelles alternatives thérapeutiques dans la schizophrénie

Quels sont les autres domaines couverts à Cery ?

J’espère ne rien oublier : de tête, nous avons donc la psychiatrie générale, la psychiatrie de l’âge avancé, les troubles du spectre de l’autisme et apparentés, la psychiatrie communautaire, la psychiatrie enfants et adolescents, la psychiatrie pénitentiaire y siège également, ainsi que le Centre des neurosciences psychiatriques, le Centre d’épidémiologie psychiatrique et de psychopathologie, l’Institut universitaire de psychothérapie et l’Institut de psychiatrie légale. Nous essayons de mettre les choses ensemble et c’est la force d’un hôpital universitaire. La science translationnelle va dans les deux sens, elle améliore la prise en charge clinique mais garantit aussi un apport de la clinique à la recherche fondamentale. Autrefois, la maladie mentale était perçue comme une chose très mystérieuse, mystique et stigmatisante, aujourd’hui on sait que cela se joue dans le cerveau, et dans les émotions de chacun. En outre on a compris qu’il ne faut pas choisir entre la biologie et l’environnement, que la génétique peut être influencée par l’environnement, c’est l’épigénétique, et ça individualise beaucoup ces maladies…

On a parlé de l’hôpital mais que dire de la société ? Pourrait-on imaginer par exemple un quota d’emplois adaptés au sein des entreprises, des institutions ?

Absolument. Je crois beaucoup à l’intégration par le travail pour mettre le focus sur le « rétablissement » de la personne. À l’origine, déjà, les pensionnaires à Cery participaient aux travaux des champs, mais sur le site. J’estime que notre société dans son ensemble a besoin de toutes les mains… et de tous les cerveaux. Près de 30% de la population est, ou sera un jour, concernée par un problème psychique dans son parcours de vie. Nous devons profiter davantage de l’ouverture propre à notre époque : les neurodivergences ne peuvent pas rester le parent pauvre de la diversité. Elles trouveront toute leur place dans la cité, à condition d’adapter la vie professionnelle et sociale. Je pense surtout aux personnes jeunes atteintes de troubles psychiques : c’est très important qu’elles ne soient pas réduites à l’univers de la maladie. Elles sont malades, certes, mais peuvent relever aussi d’autres défis, vivre des expériences enrichissantes et faire des rencontres en dehors de leur limite qui est la maladie. L’initiative autour des « pairs-praticiens » doit être facilitée dans l’hôpital et dans tous les espaces de soins ; il s’agit de personnes concernées par un trouble mental et formées pour accompagner les patients. Le monde professionnel n’est pas inaccessible si on prend en compte les adaptations respectives nécessaires pour les troubles psychiques.

À quoi sert finalement un hôpital psychiatrique ?

Il répond à des situations aiguës où les personnes ont besoin d’être protégées et bien prises en charge. Il offre une intensité de soins qui n’est pas possible dans un autre cadre. Il y a dans un hôpital toute une palette de thérapies à disposition de la personne quand il s’agit de résoudre une crise et redonner une nouvelle perspective. C’est important également pour les proches de savoir qu’il y a ici un endroit pour prendre en soin la crise. Le problème actuel vient non pas de l’hospitalisation mais de sa brièveté, et du manque de lits au vu de la croissance des demandes et de la démographie dans le canton. On a l’impression de n’avoir pas toujours pu aider le patient ainsi que sa famille car ça va trop vite, il y a de l’attente et pas suffisamment de moyens pour s’assurer vraiment de la réussite d’une sortie.