Rencontre avec le géographe et diplomate français Michel Foucher. Invité par l’Institut de géographie et durabilité de la FGSE et la Fondation Jean Monnet pour l’Europe, il a donné une conférence le 20 octobre 2022 à l’UNIL.
Dans Ukraine-Russie, la carte mentale du duel (collection Tracts Gallimard, 2022) l’ancien ambassadeur de France à Riga, Michel Foucher, déploie sur deux pages l’image d’une continuité géographique entre la France, l’Allemagne, la Pologne… et l’Ukraine, comme quatre pièces juxtaposées d’un puzzle démocratique qui coupe ce dernier pays de son lien soi-disant privilégié avec la Russie.
Ce qui se joue ici est une sorte de «lutte finale entre une des dernières nations d’Europe à s’émanciper et le dernier empire à vouloir survivre». Quand on lui demande s’il faut encore essayer de ne pas humilier l’adversaire, le diplomate géographe s’impatiente presque, lui qui disait dans Ukraine, une guerre coloniale en Europe (Éditions de l’Aube, entretiens datés pour l’essentiel de février à mai 2022) regretter que, pour l’Ukraine, «le scénario de neutralité stratégique proposé par la France dès les années 2000 et récusé par l’Amérique triomphante – et aujourd’hui accepté sous contrainte par le président ukrainien – n’ait pas été négocié dans le calme, de manière réaliste».
Il veut être clair: «Plus aucune négociation n’est possible avec le locataire du Kremlin, tout en sachant que l’avenir risque de nous en proposer un autre encore pire. Il faut suivre le président Zelensky sur cette voie : il a dit ne plus pouvoir négocier quoi que ce soit avec l’auteur de la mise en scène sanglante qui se déroule aujourd’hui.»
Prenez-vous les menaces nucléaires actuelles au sérieux ?
Oui, le nucléaire pour Poutine et ses acolytes, par exemple le Tchétchène Kadyrov, est bien une arme d’emploi, quand il est pour nous un outil de dissuasion. Il faut revenir à la dissuasion en laissant le flou sur la riposte occidentale. Il est plus que jamais nécessaire d’entretenir ce flou, de sorte que Poutine ne sache pas à quoi il s’expose. «Ne faites pas ça», a insisté le président américain. N’en disons pas davantage. Le pouvoir est affaibli dans cet empire en déclin, mais il faut penser que la chute sera longue, chaotique et sanglante.
Vous dites que la Russie veut des gouvernements à sa botte, donc non démocratiques, et que la révolution de Maïdan, en 2014, a déchiré ce pacte russo-ukrainien…
Avant cela, au Sommet de Bucarest, en 2008, la France s’est opposée à une entrée dans l’OTAN de l’Ukraine, de la Géorgie et de la Moldavie. Angela Merkel n’a pas osé dire non aux Américains et on a laissé une phrase sur « la porte ouverte ». Trois mois après, Poutine attaquait la Géorgie… Cela dit quelque chose de la manière dont il agit, ou réagit. Mais ce n’est pas la cause de ce qui se passe aujourd’hui, où je vois le résultat d’une lente évolution de l’Ukraine, longtemps contrariée par différentes dominations, vers un État nation sur le modèle européen et sous l’impulsion en effet décisive d’un souffle démocratique venu d’en bas.
La Russie n’a pas su se moderniser après la chute de l’Union soviétique?
On a toujours eu l’idée de moderniser la Russie, en particulier sur le plan économique. L’Allemagne a fait beaucoup en investissant en Russie, mais cet argent n’a pas servi à diversifier l’économie russe. Ce pays ne parvient pas à gérer ses richesses car son régime est une cleptocratie. Du moment que les oligarques ne se mêlaient pas de politique, ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient. En 1991, l’URSS et la Chine avaient le même PIB, aujourd’hui celui de la Chine est dix fois plus élevé.
Poutine a empiré en jouant l’empire ?
Après avoir échoué sur le plan économique, et misé sur une relative influence culturelle, une propagande qui d’ailleurs ne marchait pas trop mal en Europe, c’est un Poutine presque complètement refermé sur lui-même – particulièrement durant le Covid – qui a voulu mettre en avant le projet impérial comme façon de se positionner dans le monde, avec sa référence historique à Pierre le Grand.
Quand même, auriez-vous imaginé une telle guerre?
En décembre 2021, j’imaginais de la part de la Russie une attaque sur le littoral de la mer d’Azov dans le but de relier le Donbass occupé à la Crimée via Marioupol puis Odessa. Question de géographie. Dans le contexte de la présidence française du Conseil de l’Union au premier semestre 2022, je voyais alors trois grands risques: l’Ukraine, le Mali et le naufrage d’un bateau de migrants dans la Manche. Je suis soulagé de m’être trompé pour le navire.
On n’a pas voulu voir venir cette nouvelle agression militaire?
En France, en Allemagne et en Italie prévalait une lecture purement économique de la question. La croissance et l’émergence des classes moyennes allaient à elles seules entraîner la démocratie; la Russie était un marché émergent solvable qui achetait tout avec l’argent du gaz et du pétrole. C’est bien pour ça que les sanctions vont être efficaces, et le sont déjà car cela tarde beaucoup moins qu’on le dit. Les Russes en sont à récupérer les puces électroniques des frigos pour les mettre sur leurs chars. Ils produisent désormais des voitures Lada sans airbags ni systèmes de freins à haute sécurité…
Tandis qu’en Europe on assiste à un retour de l’État ; il s’agit de corriger les excès de ce monde globalisé fantasmé par la finance qui n’aime pas les impôts, et donc pas non plus les frontières. La Chine, elle-même grande bénéficiaire de la globalisation, a fermé les siennes.
Quel rôle joue la géographie dans la politique et la liberté des États?
Il n’y a pas de déterminisme géographique. La géographie des États est dans leur politique, ça veut dire que les États font des choix, par exemple celui de la Suisse qui veut rester, pour le moment en tout cas, hors de l’UE tout en se situant au cœur géographique de l’Europe. L’Ukraine terre de confins (u-kraina) est en train de vouloir faire partie des structures européenne et atlantique.
L’Europe a donc encore une grande force d’attraction pour les États nations?
Oui, on peut constater des mouvements d’autonomisation et, en même temps, dès qu’on est indépendant, on veut rejoindre l’UE, comme si l’Union européenne était une sorte d’empire bienveillant. Il se trouve aussi que tout récemment, le 6 octobre dernier, sur une proposition du président Macron, on a assisté à la naissance d’une Communauté politique européenne à Prague.
C’est une organisation plus large que l’UE, immédiatement accessible sur un pied d’égalité entre anciennes et nouvelles démocraties, grands et petits, et à laquelle participent des pays comme la Suisse, la Norvège ou encore… l’Ukraine. Cette volonté issue d’une improvisation nécessaire s’appuie sur l’expérience des Assises de la Confédération européenne, lancées en 1991 par François Mitterrand et Václav Havel, une initiative visionnaire mais alors prématurée. Il ne s’agit pas d’une nouvelle entité mais d’un forum de dialogue pour aborder entre chefs d’État et de gouvernement des sujets politiques d’intérêt commun et proposer des solutions dépassant les contentieux bilatéraux.
Autre sujet, l’influence culturelle française, que vous évoquerez à l’Université de Berne, la veille de votre venue à l’UNIL. Comment se porte notre langue commune et appréciez-vous par exemple l’écriture inclusive?
Je reste attaché à la langue française classique et n’apprécie pas son instrumentalisation au service de causes politiques, aussi intéressantes soient-elles par ailleurs. Je regrette également que l’Organisation internationale de la francophonie ne consacre plus que 15% de son budget à la promotion de la langue. Le recul de l’emploi du français est bien visible dans certains pays d’Afrique, au profit de l’anglais, perçu comme la langue de la globalisation, mais le combat se joue aussi sur notre propre territoire, où l’américanisation envahit l’espace à travers les enseignes publicitaires, Internet et toute une communication paresseuse.
Le Québec craint pour sa part une forme de «louisianisation» et je ne vois qu’une réponse, la réaffirmation du multilinguisme, comme en Suisse. Mais le respect des autres semble se perdre dans une époque où les points de vue minoritaires cherchent à s’imposer au détriment du vivre-ensemble. Je n’aime pas cette radicalisation et cette atomisation par laquelle on veut se faire exister à l’ère des réseaux sociaux; ça ne sert pas l’égalité et la diversité mais ceux qui parlent le plus fort. Heureusement, il y a toujours de nouveaux locuteurs pour faire vivre la langue française.
- Autres lectures Atlas de l’influence française au XXIe siècle (Robert Laffont, 2013) et Atlas des mondes francophones (Éditions Marie B., 2019), Grand Prix 2021 décerné par l’Académie française.