Jacques Mourey, postdoctorant au Centre interdisciplinaire de recherche sur la montagne de l’UNIL, étudie en Valais les effets des bouleversements climatiques sur cette discipline inscrite au patrimoine immatériel de l’Unesco depuis 2019.
Chutes de pierres et de séracs, crevasses, fonte de la neige et de la glace, avalanches… Ces processus géomorphologiques et glaciologiques ont toujours fait partie de la haute montagne et sont connus de celles et ceux qui la fréquentent et y travaillent, comme les alpinistes et les gardiens de cabanes. « Sous l’impact du changement climatique, ces phénomènes deviennent plus fréquents et plus intenses », indique Jacques Mourey, postdoctorant et premier assistant au Centre interdisciplinaire de recherche sur la montagne de l’UNIL (CIRM), à Bramois en Valais. Le géographe étudie notamment comment cet environnement toujours plus mouvant et dangereux influence les itinéraires d’alpinisme et la profession de guide.
L’emblématique topoguide de Michel Vaucher, Les Alpes valaisannes : les 100 plus belles courses, publié en 1979, sert de base de travail à Jacques Mourey, lui-même accompagnateur en montagne et alpiniste. « Cette sélection d’itinéraires est idéale pour établir des comparaisons avec aujourd’hui. L’ouvrage présente des courses, toujours fréquentées au XXIe siècle, de tous niveaux et sur tous types de terrains. » Le chercheur en a sélectionné 36, situées dans les vals d’Anniviers, d’Hérens, d’Hérémence et de Bagnes.
Pros de la montagne, cartographes en herbe
Jacques Mourey s’est entretenu avec des alpinistes pro et des gardiens de cabanes, qui, pour une bonne partie d’entre eux, fréquentent ces itinéraires phares depuis les années 80. « Je leur ai demandé quelles modifications ils avaient constatées sur ces parcours et ils me les ont dessinées. » Le scientifique a ensuite retravaillé le tout et compilé les résultats à l’aide de logiciels de cartographie, des systèmes d’information géographique (SIG). Un exemple ci-dessous avec les changements annotés à la main par les participants, sur des itinéraires vers la Dent-Blanche, puis retravaillés par SIG.
Le travail du géographe s’insère dans le projet UNIL « Val d’Hérens 1950/2050 », qui vise à décortiquer les changements climatiques, écologiques et socio-politiques de cette région valaisanne, via la recherche participative et la médiation scientifique.
En aparté : L’UNIL et les Hérensards mènent l’enquête
Les perceptions climatiques, la croissance des arbres en altitude, l’évolution des paysages ou encore le développement socio-économique régional figurent parmi les thèmes du projet « Val d’Hérens 1950/2050 : vies, images et pratiques d’un territoire en mutation », lancé en juin 2021 par le CIRM et L’éprouvette, Laboratoire sciences et société de l’UNIL, en partenariat entre autres avec les communes de Vex, d’Évolène et de Saint-Martin. Il questionne l’histoire, l’évolution et les perspectives de cette région et le « vivre en montagne ». L’enquête implique une dizaine de chercheuses et chercheurs et quiconque souhaitant y participer, habitant ou visiteur du val. Au programme : des randonnées scientifiques, du partage d’images anciennes, des enquêtes menées par les élèves auprès de leurs aînés et des conférences. Des informations sur les prochains événements suivront sur le site web du projet.
Jacques Mourey a notamment interrogé des guides et gardiens de cabanes du val d’Hérens et a obtenu quelques photos anciennes fournies par les habitants. Dans une approche transdisciplinaire, il a intégré les alpinistes à la construction de ses questions de recherche et du questionnaire. À l’inverse, « pour retransmettre les connaissances acquises grâce à eux », le postdoctorant a créé une carte recensant les modifications d’itinéraires, qui, après évaluation par les pairs, pourra être affichée dans les refuges intéressés, et dont les résultats devraient être publiés dans la revue du Club alpin suisse. Enfin, dans le cadre du projet « Val d’Hérens 1950/2050 », il donnera une conférence tout public au printemps (date inconnue au vu de la situation sanitaire, ndlr).
Moins de neige, plus de pierre difficile
Grâce aux données récoltées, Jacques Mourey a pu identifier au total 25 processus géomorphologiques et glaciologiques, imputables au réchauffement climatique, qui modifient les itinéraires. Et en moyenne, chaque itinéraire étudié est affecté par neuf de ces processus. Les chutes de pierres, largement relayées par les médias, sont plus fréquentes à cause de la dégradation du permafrost. « Mais elles ne transforment que peu les tracés, et si l’on choisit bien la période à laquelle on fréquente la haute montagne, on peut limiter son exposition à ce danger. » En évitant par exemple de traverser les zones à risque en fin de journée. Au contraire, la fonte des glaciers et des couvertures glacio-nivales, ces patchsde neige et de glace situés à très haute altitude et non connectés aux glaciers, affecte bien plus les parcours.
Le retrait définitif de ces neiges concerne 92% des itinéraires étudiés. « Les faces nord du Mont-Blanc-de-Cheilon et du Pigne-d’Arolla étaient, dans les années 80, complètement enneigées et on y trouvait des itinéraires partout. Aujourd’hui, il n’y a ni neige, ni glace, juste du caillou de mauvaise qualité et on ne peut plus y monter », rapporte le géographe.
En été, un quart des itinéraires à la trappe
Autre constat : en période estivale, 25% de ces itinéraires sont devenus infréquentables aujourd’hui. « J’ai obtenu des résultats similaires à ceux qui ressortaient d’une étude que j’avais réalisée avec la même méthodologie sur des itinéraires dans le massif du Mont-Blanc, à partir du topoguide de 1973 Le massif du Mont-Blanc : les 100 plus belles courses (Gaston Rébuffat), avant mon engagement au CIRM en 2020 », note notre interlocuteur.
En bref, le niveau technique requis pour la plupart des itinéraires est devenu plus exigeant depuis une trentaine d’années et la dangerosité est plus élevée. « Un guide des années 80 catapulté aujourd’hui sur l’un de ses itinéraires habituels serait perdu, lance Jacques Mourey. Par exemple, il trouverait des glaciers plus raides dans certains secteurs et de grandes surfaces de glace auparavant couvertes de neige, ce qui implique des difficultés techniques nouvelles. »
Des alpinistes caméléons
Le chercheur a relevé plusieurs stratégies adoptées par les guides pour composer avec les contraintes climatiques. Notamment le changement de saisonnalité.
« Ils évitent les périodes caniculaires et la fin de l’été, et recentrent leurs activités sur le printemps et l’automne, où les conditions sont plus stables et où ils peuvent prévoir un programme avec leurs clients. »
Les paramètres fluctuants de la saison estivale nécessitent une plus grande réactivité de leur part. « À l’époque, l’alpiniste était sûr de gravir tel ou tel sommet fin juillet. » Dorénavant, impossible d’être certain de quoi que ce soit. De plus en plus de guides diversifient leur offre d’activités, quitte à proposer à leurs clients du canyoning, de la via ferrata, de l’escalade, du VTT, pour remplacer une course en haute montagne. Ce qui va aussi dans le sens d’un changement global des pratiques physiques en milieu alpin. « Depuis les années 2000, le sportif veut tester plusieurs activités, si possible ludiques et accessibles. L’avantage de la formation des guides est qu’ils ont toutes les prérogatives des sports de montagne. » Quitte à s’éloigner de l’essence même du métier. « Mais tous les guides ne sont pas motivés par des activités qui ne se pratiquent pas en haute altitude. »
De plus, pour des raisons sécuritaires, le nombre de clients par cordée est réduit, parfois à un seul, comme c’est le cas pour le Mont-Blanc. Ce qui peut poser des soucis financiers. « Soit le guide fixe des tarifs moins onéreux par client, ce qui lui fait gagner moins d’argent. Soit son prix est plus élevé par individu, mais il faut trouver des personnes prêtes à payer plus cher », résume le scientifique. Il précise : « Le climat influence bien sûr la pratique, mais il faut conjuguer cela avec les évolutions socio-économiques et culturelles, qui sont des tendances de fond. » Sans oublier les mesures sanitaires fluctuantes liées à la pandémie actuelle, qui compliquent le quotidien des professionnels.
Les guides font face à d’importants défis, qui posent des soucis du point de vue du recrutement et de la motivation des jeunes. Le glas de l’alpinisme va-t-il bientôt sonner ? Le chercheur ne cède pas au défaitisme. Il y aura toujours des guides de haute montagne.
« La profession ne va pas disparaître, mais elle va drastiquement évoluer. »
Comme elle l’a toujours fait depuis le début de ses presque 200 ans d’existence.