La sociologie du leadership se dote d’un ouvrage qui part sur la piste de la chefferie helvétique dans différents milieux sociaux, professionnels, économiques et politiques, dans un style accessible voulu par Ivan Sainsaulieu et Jean-Philippe Leresche.
Dans C’est qui ton chef ?! une bonne trentaine d’auteurs et d’autrices suisses abordent la question pour le grand public, à partir de leurs précédents travaux scientifiques, à la demande du duo Sainsaulieu-Leresche. « Sociologue du travail, mon collègue français cherchait un partenaire pour explorer la question en Suisse, où le leadership paraît a priori plus collégial que vertical », esquisse le politologue Jean-Philippe Leresche, qui s’est pris au jeu d’une manière à la fois réfléchie et « intuitive ».
L’ouvrage qu’ils ont dirigé nous permet ainsi de voyager dans un fameux système de milice plus élitiste que populaire, avec une large majorité issue des professions libérales, des chefs d’entreprise, des fonctionnaires ou des cadres au Parlement fédéral par rapport aux ouvriers et employés. Au fil des pages, on abandonne volontiers l’uniforme militaire jadis prestigieux, on s’internationalise au détriment des anciennes socialisations, on revoit Pierre Graber, Kurt Furgler et Adolf Ogi, trois conseillers fédéraux, dont le souvenir nous rassure sur la pérennité unificatrice du sport en Suisse. On comprend aussi que le directeur général est devenu un manager en sursis, jugé par un conseil d’administration focalisé sur la valeur actionnariale de l’entreprise, à mesure que s’éloigne la figure du capitaine d’industrie qui porte haut l’héritage familial : « Les enjeux commerciaux l’emportent sur l’incarnation », résume Jean-Philippe Leresche.
Où sont les femmes ?
Et pour répondre à la question : « C’est qui ton chef ? » on en vient à se demander en effet qui sont les dirigeants d’aujourd’hui, dont on ne connaît même plus les noms. Le chef de la poste, des CFF ou même de la radio-télévision, tu connais ? Les rédacteurs en chef perdent aussi en visibilité. Le tournus s’accélère et ce tourbillon n’épargne même pas les patrons des patrons : les rémunérations abusives ne passent plus, les tensions politiques s’affirment entre ouverture européenne et opposition de l’UDC. Et les cheffes, alors ? Elles ne peuvent pas grimper via l’armée, certaines sont des héritières, d’autres des pionnières comme Annie Dutoit, première présidente du Conseil communal de Lausanne en 1968, et si elles commencent à se profiler dans les études techniques et économiques ouvrant aux positions de pouvoir, c’est (encore ?) timidement…
Avec des fleurs…
Jean-Philippe Leresche voit dans la figure du patron fleuriste invisible à la clientèle une métaphore de la chefferie helvétique. Et pourtant il est bien là, volontiers artiste et souvent mieux payé que ses collègues féminines plus visibles. Qu’en est-il des agentes dans les prisons de haute sécurité ? Peu nombreuses et davantage enclines à différer une promotion. La culture machiste les voit comme moins fiables que les hommes, quoiqu’intéressantes pour contribuer par le dialogue au processus de réinsertion. D’autres professions sont explorées, par exemple celle de DRH, une sorte d’employé en chef écartelé entre la nécessité de mieux intégrer les objectifs financiers de l’entreprise et celle de renforcer la proximité avec les salariés. Des thématiques comme la santé, l’appréciation par les dirigeants des risques psychosociaux encourus par les salariés ou encore le travail social au prisme de la très helvétique responsabilité individuelle ou familiale sont abordées dans différents chapitres. En EMS, par exemple, un risque de maltraitance découle d’une organisation trop focalisée sur la rentabilité. On voit bien que ces réalités nous concernent tous…
Des professeurs… ou des chats?
« La question du chef ouvre la discussion pour chacun de nous », estime Jean-Philippe Leresche. L’un des textes, consacré aux cadres et gérants dans la grande distribution – que l’on pourrait imaginer autonomes et chargés essentiellement des tâches managériales, et qui sont en réalité débordés de toutes parts – témoigne ainsi de la pression grandissante sur l’ensemble des travailleurs dans notre société. Les artistes eux-mêmes doivent maîtriser leur carrière et souscrire à l’esprit d’entreprise. Qu’en est-il du chef dans les milieux académiques ? Citons déjà la petite phrase de Martin Vetterli, président de l’EPFL : « Diriger des professeurs, c’est comme mener des chats. C’est impossible. On ne peut que déplacer la nourriture. » Délicieux, non ? Ce chapitre rédigé par Jean-Philippe Leresche lui-même revient sur l’aventure scientifique, financière et politique (européenne et vaudoise) du Human Brain Project avec l’ascension et la chute du professeur Henry Markram ; il était le cerveau du HBP (son histoire personnelle est touchante, d’ailleurs) alors qu’il aurait fallu travailler beaucoup plus en réseau avec les partenaires internationaux et se montrer – paradoxalement pour une star de son calibre – moins invisible dans l’espace public romand et suisse.
Dépolitisation et désincarnation
D’une manière générale, que peut-on dire de la Suisse à travers sa chefferie ? Le vent du rajeunissement qui a porté Macron en France souffle également ici, si l’on songe par exemple à Ruth Metzler, Alain Berset ou à notre recteur Frédéric Herman. « Déjà, Jean-Marc Rapp avait été le plus jeune recteur de l’après-guerre », rappelle le politologue. C’est valable pour pratiquement tous les cadres de l’UNIL, et la retraite des baby-boomers ne fera qu’accentuer le phénomène ces trois ou quatre prochaines années.
Il faut encore mettre en avant une caractéristique typiquement helvétique, que viennent d’illustrer les dernières élections fédérales : «La Suisse est l’un des rares pays où, votant, on n’élit pas le gouvernement.» Cette « dépolitisation » s’ajoute donc à la «désincarnation» du chef helvétique. À tel point que, manquant d’un chef ou d’une cheffe d’État, nous utilisons le mot d’une manière administrative et technique : « Moins le conseiller fédéral est un chef de gouvernement, plus il devient le chef d’un département », décrit Jean-Philippe Leresche.
Servir et disparaître? Oui chef !
Quant au « chef de l’armée », comme on dit, il faudrait en réalité l’appeler commandant de corps (et général en temps de guerre). Mais bon, « on utilise parfois la métaphore du chef pour cacher le fait qu’on ne connaît pas le chef », conclut-il malicieusement. Avant de résumer une des grandes leçons de ce livre : « En Suisse, les institutions sont plus fortes que les individus. » Un modèle collégial sans doute plus résilient en période de crise que le modèle jupitérien fortement déstabilisé en France. Avant de « servir et disparaître » (un slogan militaire à l’origine), le futur professeur honoraire prépare avec deux collègues un autre ouvrage collectif, cette fois sur l’histoire du ski suisse de 1890 à nos jours, richement illustré et commenté par divers spécialistes suisses et autrichiens. À suivre…
C’est qui ton chef ?! Sociologie du leadership en Suisse. Sous la direction d’Ivan Sainsaulieu et Jean-Philippe Leresche, EPFL Press, 2023