Les chiffres de l’industrie automobile allemande, acteur majeur du secteur, donnent le vertige. Une chercheuse sonde les failles du système dans le cadre de l’économie écologique.
Chercheuse à l’Institut de géographie et durabilité depuis novembre 2020, l’Allemande Anna Katharina Keil connaît bien l’histoire industrielle de son pays d’origine. Son mémoire de master, à l’Université de Vienne, portait déjà sur la question du travail dans le secteur automobile en Allemagne et en Autriche. « L’économie allemande repose sur cette industrie et, en vue d’appliquer son plan climat de réduction des émissions de gaz à effet de serre, le pays doit accompagner la transition dans ce secteur pour minimiser les effets négatifs sur les travailleurs », esquisse celle qui se déplace la plupart du temps à vélo.
Dans sa thèse – effectuée sous la direction de la professeure UNIL Julia Steinberger et d’Emanuele Leonardi, à Bologne – elle analyse « le développement actuel des trois principales compagnies OEM (original equipment manufacturer) Volkswagen, BMW et Mercedes-Benz Daimler et les barrières à la transition écologique inhérentes à leur business model y compris en matière d’innovation technologique ». Dans ce contexte, les syndicats et les conseils des travailleurs au sein des entreprises allemandes sont des acteurs importants à observer, sous la double perspective économique (essentiellement la question de l’emploi) et écologique. Il en va de l’avenir du travail dans tout l’écosystème automobile, qui comprend des fournisseurs tel MAHLE, spécialisé notamment dans des éléments comme les pistons, nécessaires aux moteurs thermiques.
La logique des travailleurs organisés
« Je voulais comprendre la logique interne des syndicats, pourquoi les discussions sur les alternatives à la production automobile restent très marginalisées, alors que ces entreprises sont confrontées à la difficulté d’assurer les postes de travail dans une industrie fortement concurrencée par la Chine et à la nécessité de développer de nouveaux produits dans un secteur où elles ont pris beaucoup de retard, par exemple sur les petits modèles électriques ; pourquoi on s’en tient aux compromis habituels comme les départs à la retraite non remplacés ou la codécision sur les heures de travail. Je me suis aperçue qu’il fallait prendre en compte l’histoire de ces travailleurs organisés, leurs stratégies au sein de l’entreprise, dans le cadre industriel de leur pays », décrit Anna Katharina Keil. Sa réflexion pourrait éclairer d’autres recherches dans le champ scientifique sur les relations entre les travailleurs organisés et l’environnement.
Les grosses voitures dominent encore le marché
Après une première partie sur « le narratif des syndicats relatif à la vie bonne », qui a longtemps propagé le consumérisme, avec toutefois une inflexion vers « une sobriété joyeuse » qui n’exclut pas « la mobilité, la stabilité de l’emploi ou encore les bons niveaux de salaire », la chercheuse a analysé, dans deux autres parties, la stratégie politique menée dans le contexte industriel allemand par les travailleurs organisés et la manière dont cette stratégie peut favoriser, et dans quelle mesure, une production alternative. Elle précise que la question de la conversion industrielle connaît des précédents en Allemagne dans l’industrie de l’armement, ou des navires, et qu’elle a été évoquée pour l’automobile déjà dans les années 1990. Mais nous sommes encore loin de la conversion vers un autre produit que la voiture.
Même l’idée d’une Dreiliterauto a été abandonnée. « Des ingénieurs engagés par Greenpeace avaient alors mis au point un prototype de petit véhicule particulièrement économe en carburant, dévoilé en 1996. La version commerciale d’une voiture de trois litres devait être développée par Daimler et Volkswagen ; en échange, le Gouvernement allemand s’était abstenu d’imposer des quotas d’émission aux flottes. Cependant, les voitures finalement commercialisées utilisaient des technologies plus coûteuses que le prototype de Greenpeace, ce qui a entraîné des prix de détail élevés et, en fin de compte, un échec de la diffusion sur le marché », résume Anna Katharina Keil.
Stratégie allemande retardataire
Pour l’heure, les grandes voitures allemandes luxueuses et les SUV font encore le bonheur des consommateurs ainsi que des actionnaires, qui dictent le business model des OEM. « Par exemple, une Mercedes classique dégage une marge plus importante qu’une petite citadine, mais moins qu’un tout-terrain SUV, dont la production très standardisée permet de doper les bénéfices », précise la chercheuse. Une stratégie allemande qui a déjà coûté dix ans de retard en matière d’électromobilité. Reste que la voiture électrique individuelle, si elle est préférable sous l’angle climatique, « ouvre de nouveaux territoires d’extraction », conclut la chercheuse. Rien n’est simple et l’innovation technologique contribuera à faire exploser les limites planétaires si elle est mise au service du consumérisme et de la maximisation des profits.