Une série documentaire diffusée sur Arte dès le 4 avril enquête sur l’expansion de l’évangélisme à travers les continents. Entretien avec ses deux coauteurs, le réalisateur Thomas Johnson et le sociologue de l’UNIL Philippe Gonzalez.
Dans le monde, un humain sur 12 est évangélique, soit quelque 660 millions de personnes. Ce mouvement en forte croissance, qui tire ses origines de la Réforme protestante, a porté au pouvoir des figures comme Trump, Bolsonaro ainsi que certains présidents africains.
Une série documentaire en trois volets, diffusée sur Arte dès le 4 avril (et à partir du 28 mars sur le web), revient sur cette vague politico-religieuse qui s’est largement propagée depuis les États-Unis dès la fin de la Seconde Guerre mondiale et déferle aujourd’hui sur tous les continents. Intitulée Les évangéliques à la conquête du monde, cette enquête fouillée composée de trois épisodes de 52 minutes nous emmène en Amérique, au Brésil, mais aussi en République démocratique du Congo, en Corée du Sud, en Israël et en Europe. Elle met en lumière l’impact sociétal et géopolitique de ce courant chrétien.
Réalisée par Thomas Johnson, grand reporter et réalisateur français, cette production d’Artline Films a été écrite en collaboration avec le sociologue Philippe Gonzalez, maître d’enseignement et de recherche à l’Institut des sciences sociales de l’UNIL. Une occasion unique pour l’uniscope de rencontrer ces deux coauteurs, que rien ne réunissait a priori.
Thomas Johnson, vous êtes réalisateur. Philippe Gonzalez, vous êtes sociologue à l’UNIL. Comment est né le projet de cette série documentaire ?
Philippe Gonzalez : C’est Olivier Mille, le directeur d’Artline Films, qui a eu l’idée. J’avais publié un livre sur les liens entre évangélisme et pouvoir et je suis intervenu à plusieurs reprises dans les médias sur cette question. Il m’a contacté en 2018 et m’a fait venir à Paris pour me proposer d’être coauteur. Mon rôle était d’apporter un regard de sociologue.
Thomas Johnson : Pour ma part, la production m’a découvert grâce à mon film Trente ans de guerre au nom de Dieu, sorti en 2011. Enfant, j’ai reçu une éducation anglicane, mais je n’ai jamais adhéré à une croyance en particulier et je connaissais peu les évangéliques. Avec Philippe, nous avons pu unir nos compétences. Moi, j’assurais le tournage et le montage, mais nous étions en permanence en relation pour écrire et pour préparer les entretiens. C’était un travail à deux, du bout à l’autre, durant quatre ans.
À travers ces trois épisodes, vous dressez le portrait d’un évangélisme mondial grandissant, dominé par un mouvement ultraconservateur, historiquement financé par l’argent du pétrole, aux accents racistes et parfois violent. Pourquoi vouloir montrer cette facette dérangeante ?
P. G. : Nous décrivons en réalité deux tendances au sein de ce courant. L’une laïque, pluraliste, qui remonte au XVIe ou XVIIe siècle, et l’autre hégémonique, nationaliste, qui pose de véritables enjeux à la démocratie et que nous souhaitions mettre en perspective. Notre série donne la parole à des pasteurs très conservateurs mais aussi à des prédicateurs et prédicatrices progressistes et critiques. Nous faisons intervenir des historiens et sociologues de premier plan sur ces questions. Je pense que nous avons réussi à transmettre une vision nuancée.
T. J. : Nous avons principalement axé la narration de nos documentaires sur l’évangélisme très conservateur de la droite américaine car ce dernier a pris aujourd’hui une grande importance. Depuis les États-Unis, il s’est répandu dans le monde, surtout dès l’après-guerre, en grande partie grâce à des campagnes (nommées « croisades ») menées par l’évangéliste Billy Graham. Aujourd’hui, ce courant religieux transforme les croyances en un outil politique, qui a porté au pouvoir des figures comme Trump et Bolsonaro. Pour nous, il est important de le savoir et d’en parler.
Pourtant Trump n’a pas été réélu, Bolsonaro non plus. Ne peut-on pas y voir le signe d’un essoufflement ?
T. J. : L’évangélisme conservateur est un mouvement de fond, qui se développe depuis des décennies et qui représente pour beaucoup une identité culturelle et nationale. De tels personnages peuvent ressurgir à tout moment, à différents endroits du globe.
Dans vos films, on découvre la gêne que suscite le terme « évangélique » chez certains fidèles, qui se qualifient désormais de « postévangéliques ».
T. J. : Oui, de nombreux croyants et croyantes qui s’identifient à une tendance plus progressiste souhaitent aujourd’hui se distancier de ce mot qui les a définis durant des décennies, car il a pris selon eux un sens trop politique, notamment à travers les positions portées par certaines de ses élites. Celles-ci véhiculent en effet la pensée d’une civilisation « judéo-chrétienne » mise en danger. Une idée récupérée par l’extrême droite, qui sert alors de justification morale à ses discours. En 2021 par exemple, Mike Pence, ancien vice-président sous l’administration Trump et évangélique convaincu, a dénoncé l’avortement comme « une menace pour la civilisation judéo-chrétienne », lors d’un sommet sur la démographie en Europe organisé par le premier ministre hongrois Viktor Orban.
Au fond, en quoi cet évangélisme ultraconservateur est-il problématique selon vous ?
P. G. : Parce que les ambitions hégémoniques de ce mouvement, qui tente d’imposer à autrui ses mœurs et ses valeurs morales, menacent nos sociétés plurielles, et cela en particulier dans trois domaines : la santé des femmes autour de l’avortement, la question des orientations sexuelles et des sexualités (qui fait l’objet d’attaques très marquées aux États-Unis, mais pas seulement) et le pluralisme religieux. L’islam est très directement visé.
T. J. : Et s’opposer au pluralisme de notre société revient à contredire le principe même de la démocratie. Prenez par exemple Robert Jeffress, l’un des pasteurs les plus influents, à la tête de l’église First Baptist Dallas, une megachurch de plus de 13’000 fidèles au Texas. Ce prédicateur – par ailleurs consultant sur Fox News – a dirigé la prière pour l’inauguration de l’ambassade américaine à Jérusalem en 2018. Dans le documentaire, il affirme que « l’islam est une fausse religion », que « les Palestiniens n’ont rien à faire sur la terre d’Israël ». Cette façon de nier l’altérité est d’autant plus choquante au vu de l’influence de cet homme, qui posait d’ailleurs aux côtés de Donald Trump à la Maison-Blanche.
Votre série documentaire nous fait voyager à travers différents continents, dans des contrées où l’évangélisme a connu un grand essor, comme en témoignent les megachurches, ces impressionnantes églises de plus de 10’000 fidèles…
P. G. : Nous souhaitions présenter l’influence de ce courant dans différents contextes nationaux pour donner une perspective de comparaison. Le Brésil est aujourd’hui le pays qui compte la plus grande proportion d’évangéliques – toutes tendances politiques confondues – soit 30 pour cent de la population. Cette part ne s’élevait pourtant qu’à 9 pour cent jusqu’au début des années 1990. Aux États-Unis, c’est près d’un quart des citoyens et citoyennes, mais ce chiffre est en déclin. Ce qui n’empêche pas la droite chrétienne américaine de placer des représentants à différents niveaux de l’État et à installer des juges catholiques à la Cour suprême. Dans ce pays, catholiques conservateurs et évangéliques ont une alliance politique sur un certain nombre d’enjeux, notamment sur la question de l’avortement.
Quelle est la situation en Suisse ?
P. G. : Démographiquement, les individus de confession évangélique représentent 3 pour cent de la population. Mais ils sont de très loin les fidèles les plus pratiquants du pays. Politiquement, l’Union démocratique fédérale (UDF) ou le Parti évangélique suisse n’ont quasiment pas de poids, mais sont présents sur des enjeux particuliers, comme l’islam ou la question LGBT. C’est l’UDF qui a lancé le référendum contre l’extension de la loi pénale antiraciste à l’homophobie, sur laquelle nous avons voté en 2020.
En décrivant la montée en puissance d’un « évangélisme mondial » insufflé depuis les États-Unis, ne craignez-vous pas de nourrir les théories conspirationnistes ?
P. G. : Une théorie du complot va vous dire qu’il existe un lieu dans lequel des élites cachées décident d’imposer le sens de la réalité. Mais ce n’est pas notre propos. Nous nous rapprochons plutôt de ce que dirait Foucault. Nous montrons qu’il y a une circulation d’idées et que des personnes, très intéressées à ce que ces discours soient diffusés, contribuent à les propager. Ensuite, ces idées rencontrent un public et un environnement dans lesquels elles peuvent éclore de manière favorable. Il n’y a pas de commandement centralisé, ni un Vatican évangélique, mais il y a des lobbys assez puissants.
T. J. : À l’inverse, quand la pasteure Paula White, alors conseillère spirituelle de Donald Trump à la Maison-Blanche, annonce devant des milliers de personnes l’ouverture de sa campagne pour sa réélection, elle prie contre les forces du mal qui selon elle s’attaquent à lui et à sa nation. Cette vision manichéenne d’une société bonne subissant l’assaut d’ennemis maléfiques est justement selon moi une porte d’entrée vers la pensée complotiste.
À voir prochainement sur Arte
La série documentaire Les évangéliques à la conquête du monde produite par Artline Films, en diffusion dès le 4 avril (et disponible en ligne à partir du 28 mars).