Le mouvement spirite a connu son âge d’or dans la seconde moitié du XIXe siècle. Il fait des femmes le principal intermédiaire entre ce monde et l’au-delà. Un rôle qui leur permet de prendre publiquement la parole comme jamais auparavant. Dans le cadre du festival Histoire et Cité, Mireille Berton et Philippe Baudouin explorent, le temps d’une conférence, ces liens subtils entre le visible et l’invisible.
C’est à partir d’images, cinématographiques et photographiques, que Mireille Berton et Philippe Baudouin abordent le thème de leur conférence, « Dévoiler l’invisible. Le spiritisme, une histoire de femmes, de spectres et d’étoffes ».
La première, maître d’enseignement et de recherche à la Faculté des lettres de l’UNIL, et le second, qui vient de publier un livre intitulé Surnaturelles – une histoire des femmes médiums, ont eu l’idée de cette collaboration après avoir coécrit un article sur Thomas Edison. Connu pour avoir inventé le phonographe et l’ampoule à incandescence, l’homme avait aussi imaginé le « nécrophone », un appareil censé permettre aux vivants de parler avec les morts.
Si l’engin est tombé dans l’oubli, c’est peut-être parce qu’un autre canal lui a fait concurrence : les femmes. « Le médium est un média », pose Mireille Berton. Elle développe :
« Dès l’émergence du mouvement spirite au milieu du XIXe siècle, elles occupent le centre de cette pratique, car elles paraissent plus douées que les hommes pour communiquer avec l’au-delà. »
Est-ce parce qu’elles seraient dotées d’une plus grande sensibilité, émotivité et impressionnabilité ? Sur ce nouveau terrain, ces qualités, qui les desservent dans la société patriarcale d’alors, deviennent de véritables atouts : « Comme les métiers féminins de l’époque (télégraphiste, téléphoniste, secrétaire), le travail du médium exige de transmettre un message sans interférer. En d’autres termes, de s’effacer totalement au profit de l’information pour donner corps à l’invisible », résume la chercheuse.
Certaines vont même jusqu’à disparaître physiquement, se dissimulant derrière de lourdes étoffes. Et c’est tout le paradoxe de leur position au sein du mouvement spirite, à la fois visible et invisible, occupant l’espace public et soumise à un processus d’effacement de soi. « Les médiums conférencières en sont une bonne illustration : interrogées sur des thèmes politiques ou de société en état de transe, ces femmes profitaient de l’occasion pour faire passer des messages progressistes, comme le feront certaines suffragettes. »
Esprit, es-tu encore là ?
Nombre de photos les montrent en action ; il en existe même où on les voit interagir avec des ectoplasmes. « Les controverses visant à déterminer si ces images sont authentiques ou non et, partant de là, si les esprits existent sont légion », rappelle Mireille Berton. Mais a-t-on vraiment besoin de tout expliquer ?
La question demeure d’actualité. Tout comme celle de savoir si cela a encore un sens de chercher à entrer en lien avec des entités venues d’un improbable ailleurs. Et si ces conversations avec l’invisible avaient tout simplement changé de canal ?
Prenons nos discussions sur Zoom : « Ce média amène deux « mondes » distants à se rencontrer. Et l’on commence généralement une séance en vérifiant que notre interlocuteur est présent et nous entend bien – des échanges qui ne sont pas sans rappeler le fameux « Esprit, es-tu là ? » sourit la chercheuse.
Sans parler de Siri et de tous les autres algorithmes auxquels nous sommes confrontés au quotidien, qui anticipent nos désirs de lecture, de musique ou d’achat :
« Aujourd’hui, l’intelligence artificielle est devenue un médium surpuissant et omniprésent », constate Mireille Berton.
Quant aux intermédiaires en chair et en os entre ce monde-ci et les autres, on les contactera par courriel ou téléphone portable. Ce n’est certainement pas un hasard si les pratiques visant à ouvrir notre esprit à de nouvelles dimensions, telles la méditation ou la transe, ont le vent en poupe en ce moment. Comme à l’ère industrielle, qui coïncide avec l’âge d’or des médiums, ce fantasme d’un ailleurs spirituel exprime aussi un besoin de reconnexion avec les autres. Elle conclut:
« Le spiritisme est né d’une contestation de l’ordre social soumis aux lois du capitalisme : on voulait réinjecter un peu de solidarité dans le monde. »
Après deux ans de pandémie, c’est peut-être ce dont nous avons le plus cruellement besoin.
L’édition 2022 du festival Histoire et Cité rend visible l’invisible
« Invisibles », tel est le thème de l’édition 2022 de cette manifestation qui se déroulera sur quatre jours, du 31 mars au 3 avril 2022. Initiée en 2015 à Genève par la Maison de l’histoire, elle a gagné Lausanne en 2019. Son but : « Instaurer un dialogue entre passé et présent en traitant des sujets d’actualité », résume Olga Cantón, médiatrice scientifique et cheffe de projet à l’UNIL. Loin de donner exclusivement la parole aux historiens, ce festival favorise les échanges avec des artistes, plasticiens, écrivains et cinéastes par le biais de tables rondes, ateliers, projections et installations organisés dans les lieux partenaires.
Côté vaudois, l’UNIL travaille avec le Musée cantonal d’archéologie et d’histoire ainsi que la BCU Lausanne. Le Musée historique Lausanne et les Archives cantonales participent également à l’événement. Le palais de Rumine sert d’épicentre à cette manifestation, qui révèle les multiples facettes de l’invisible, des médiums aux invisibles du Moyen-Âge, en passant par les prostituées ou les minorités en Islam.
La soirée d’ouverture, avec une intervention du performeur et médiéviste français Clovis Maillet, intitulée « Faire l’histoire des transidentités » (31 mars 2022 de 19h à 20h30), fait partie des temps forts de ces quatre journées. Un thème qui résonne dans l’exposition « Entre les gens et les mondes. Dr Favez (1791-1856) » (du 31 mars au 1er mai), où l’on découvre la trajectoire d’Enrique Favez. Assigné femme à sa naissance, il se forme à la médecine avant de traverser les mers et les genres pour s’installer comme chirurgien à Cuba en 1819.
Également incontournable, la conférence de Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou, portant sur le racisme en Suisse (1er avril 2022 de 19h à 20h30). La table ronde « Afro-descendant-e-s » (2 avril de 15h à 16h30) prolonge ce thème, tout comme la projection de Moonlight (3 avril à 11h). Ce film de Barry Jenkins, sorti en 2016, suit la trajectoire entre l’enfance et l’âge adulte d’un homosexuel afro-américain qui grandit dans un quartier difficile de Miami.