Francophone, Juliette Loesch a soutenu sa thèse en anglais sur Salomé, pièce de l’insaisissable Oscar Wilde, écrivain anglophone ayant rédigé en français ce texte dans lequel il évoque une danse qui a inspiré, notamment, Maurice Béjart… et cette thèse.
Elle a un pied dans la littérature et, littéralement, un pied dans la danse, qu’elle pratique et qui sera au cœur de son travail à l’administration du Prix de Lausanne. Juliette Loesch quitte l’UNIL après avoir défendu sa thèse sous la direction de la professeure Martine Hennard Dutheil de la Rochère, mais ce n’est pas un ultime adieu à la recherche. Elle souhaite, en effet, conserver un lien avec la vie académique…
À la section d’anglais, elle s’est passionnée pour la littérature : Hemingway, Virginia Woolf, Angela Carter et, notamment, Oscar Wilde. Pourquoi l’Irlandais a-t-il écrit Salomé en français ? Longtemps interdite de représentation en Angleterre, cette œuvre a dû passer par la France pour trouver un climat plus favorable, moins puritain, avant d’inspirer au musicien Richard Strauss un opéra fameux, dont la dernière occurrence en date, à Paris, remonte à l’automne 2022 dans une mise en scène gore de Lydia Steier.
Wilde, l’étrange étranger dans la langue
« Oscar Wilde pensait peut-être échapper à la censure anglaise en écrivant sa pièce en français. En tout cas, sa situation d’étranger dans la langue n’est sans doute pas pour rien dans l’atmosphère si étrange qui se dégage de cette œuvre où se mêlent tant d’influences bibliques, littéraires, picturales, mythologiques », esquisse Juliette Loesch. Une partie de sa thèse est consacrée à la genèse de ce texte, qui, comme souvent avec Wilde, commence par un récit fait aux amis, dans un contexte qu’on imagine volontiers théâtral, décalé, artificiel. Passer ainsi de l’oralité à une écriture aussi subtile, chamarrée, chargée de symboles et de références culturelles, c’est déjà un exploit !
Il faut sans doute lire la thèse de Juliette Loesch pour comprendre comment on glisse ainsi de l’anglais au français, de l’oral à l’écrit, puis à la scène; des mots entendus aux corps exhibés.
From the page to the stage
La jeune chercheuse conseille de voir le film Salomé d’Al Pacino, avec Jessica Chastain dans le rôle-titre et lui-même en Hérode. «Pacino a également réalisé un making-of où on le suit sur les traces d’Oscar Wilde», complète-t-elle. Mais c’est surtout Maurice Béjart qui occupe un bon tiers de sa thèse, lui qui a mis en scène pas moins de neuf Salomé entre 1969 et 2003, dont une pour l’opéra de Strauss.
« La danse incarnait à ses yeux l’art de l’amour et de la mort, or on peut dire que Salomé synthétise ces deux dimensions », affirme-t-elle. Wilde s’est probablement inspiré d’une légende babylonienne lorsqu’il ajoute au récit biblique une danse dite des sept voiles, qui érotise la jeune princesse aux yeux de son beau-père Hérode. La danse n’est pas absente de la Bible, mais pas sous cette forme qui confine, dans certaines mises en scène, au strip-tease.
Salomé harcelée-harceleuse
En langage actuel, on pourrait presque dire que Salomé est harcelée-harceleuse, en tout cas elle fait tout pour être aimée de celui qui la fuit, Jean-Baptiste, jusqu’à se prêter au jeu du vieil Hérode pour exiger de lui la tête du prophète qu’elle convoite. « Salomé est un personnage insaisissable, ambigu, c’est l’héroïne qui à la fois nous fascine par son audace, sa beauté, son désespoir, et nous rebute par la mort qu’elle provoque », résume Juliette Loesch.
Elle signale une « salomania » au début du XXe siècle, quand des pionnières de la danse moderne comme Loïe Fuller et Ida Rubinstein s’emparent du personnage. « Béjart s’inspire de ces danseuses ; dans l’une de ses premières Salomé on voit la danseuse se débarrasser peu à peu des codes classiques en abandonnant non pas ses voiles mais ses chaussons, et entraîner son partenaire dans une danse mortelle », décrit-elle. Un autre ballet offre à Patrick Dupond l’occasion de se transformer en femme (Salomé) et d’embrasser une reproduction de sa propre tête dans un solo narcissique, « perturbant et touchant ».
Béjart en… Casta Diva
Clou du spectacle, peut-être : une création destinée à Maria Callas, hélas empêchée de chanter pour des raisons personnelles, et remplacée par… Béjart lui-même, drapé, selon Juliette Loesch, dans une robe inspirée du kabuki dont il enlève les sept couches comme autant de voiles, dans un rôle où il évolue entre la danse, la lecture du texte de Wilde et la musique de Bellini (air fameux de La Casta Diva chanté par Callas).
« Avec ce personnage ambivalent de Salomé, toujours inspirant au fil du temps, Béjart peut faire ce qu’il aime, réfléchir à l’art de la danse », conclut la chercheuse. Faut-il préciser qu’Oscar Wilde lui-même – dans un texte par ailleurs si riche – écrit simplement : « Salomé danse la danse des sept voiles », sans autre indication ? On peut dire que cette mention laconique a enflammé les imaginations !
Salomé, par Oscar Wilde, drame en un acte, 1893, GF, Théâtre Poche, 2018.
Dancing between Words and Art Forms. The Transcreative Dynamics from the Page to the Stage of Oscar Wilde’s Salomé and its Variations by Maurice Béjart, par Juliette Loesch.