Alexandra Afsary, doctorante à la Faculté des sciences sociales et politiques de l’UNIL, s’intéresse aux parcours contraceptifs ordinaires des femmes de Romandie. État des lieux d’un sujet intime et politique.
Avaler une pilule à heure fixe tous les jours. Ou bien analyser son cycle menstruel et prendre sa température à chaque réveil. Ou alors tout laisser tomber et s’en remettre au préservatif masculin… La contraception, une préoccupation si banale dans la vie d’une femme qu’elle ne mérite pas un grand intérêt ? Selon Alexandra Afsary, doctorante à l’Institut des sciences sociales de l’Université de Lausanne, le sujet est le plus souvent abordé, dans son domaine de recherche, « du côté des problèmes » : par exemple, études de la contraception dans le cas de grossesses non prévues, oublis de la pilule, usage de la contraception dans une catégorie spécifique de la population, etc. « Mon objectif de base est de rendre visibles les parcours contraceptifs ordinaires », résume la chercheuse, qui étudie ce thème depuis son mémoire de master, récompensé du Prix de la Faculté des sciences sociales et politiques en 2016. Notamment pour exposer les enjeux actuels liés à la contraception, et montrer que les décisions en matière de contrôle de la fertilité ne vont pas toujours de soi.
Les réseaux sociaux, scène du féminisme actuel
Alexandra Afsary a mené 40 longs entretiens avec des femmes de Suisse romande âgées de 20 à 44 ans : elles lui ont raconté leur parcours de vie, avec comme axes les dispositions prises pour éviter une grossesse, la sexualité, ainsi que les relations familiales, affectives et amicales, et leur rapport à leur corps. La doctorante a aussi effectué une année d’observation dans un planning familial, où elle a assisté aux consultations. Notre interlocutrice a pu accéder à des catégories de populations différentes, plus jeunes, économiquement plus précaires que celles auxquelles appartiennent les femmes avec qui elle s’est entretenue. Elle a aussi discuté avec des gynécologues et a accédé à quelques-unes de leurs consultations. Enfin, elle a été voir du côté des réseaux sociaux, dont des groupes Facebook d’échanges en matière de contraception.
Une approche centrée sur l’individu
Ni médecin, ni biologiste, mais anthropologue, Alexandra Afsary aborde le sujet du point de vue des individus, sans jugement. Pour définir la contraception, la scientifique inclut tout ce qui est mis en œuvre par ces femmes pour se prémunir d’une grossesse, même si cela ne correspond pas aux critères médicaux. « La méthode de l’une de mes interviewées consistait à noter son premier jour de règles sur un calendrier, compter 28 jours et les diviser par deux, pour obtenir ses jours fertiles. Pour elle, cela fonctionnait. » Car ce qui intéresse la chercheuse est la façon dont ses interlocutrices vivent leur contraception et quel sens elles y mettent.
Selon Alexandra Afsary, la mise en commun des récits autour de la maîtrise de la fertilité sur Instagram et consorts amène un poids militant « et forme l’un des terreaux du féminisme actuel, lié à l’envie de reprendre le pouvoir détenu par la médecine et les hommes sur le corps féminin ». L’universitaire rappelle le scandale de 2012 à propos des pilules de troisième et quatrième générations, liées au risque de thrombose veineuse profonde. Il va sans dire que cela a influencé les parcours contraceptifs d’une bonne partie des femmes interrogées, tout en redonnant au sujet une teinte plus politique.
La pilule ne passe (parfois) plus…
Dans les années 60-70, elle était synonyme de libération sexuelle. Au XXIe siècle, la pilule contraceptive suscite plutôt de la méfiance. Notre interlocutrice rapporte :
« Quand des conseillères du planning familial proposent en premier lieu à des jeunes femmes un contraceptif hormonal, considéré comme facile, nombre d’entre elles refusent, disant que ces substances sont néfastes. »
Les réseaux sociaux libèrent la parole, mais regroupent aussi tous les récits négatifs autour de ces dragées, ce qui entretient la peur des hormones et écarte les expériences positives, dont peu de personnes ressentent le besoin de témoigner.
Alexandra Afsary constate que les femmes reprochent souvent aux gynécologues l’absence de mise en garde contre certains effets secondaires, même si les plus graves sont très rares. « J’ai rencontré une fumeuse qui a pris la pilule pendant une dizaine d’années sans que son médecin ne lui dise jamais rien sur le risque augmenté de thrombose. C’est seulement lorsqu’elle change de gynécologue que ce risque lui est mentionné et qu’une alternative lui est proposée. Cette confiance envers la médecine s’érode par ce biais, parfois jusqu’à l’extrême où les femmes ne consultent plus du tout leur gynécologue. »
… mais elle reste bien pratique
Autre critique adressée au corps médical : le manque d’écoute lorsque les patientes soupçonnent la pilule de provoquer des maux de tête ou une baisse du désir, par exemple. Les gynécologues les orientent vers une autre marque.
« D’un côté ces professionnels sont formés selon la médecine des preuves, fondée sur l’état de la recherche. De l’autre côté, les patientes construisent leur propre expertise sur la base en partie de leur vécu et celui de leurs pairs. Ces deux registres peinent à discuter, d’où cette impression de conflit entre les patientes et les médecins. »
Mais Alexandra Afsary note que la nouvelle génération de gynécologues prête plus d’attention aux effets secondaires de la pilule. « Ils souhaitent améliorer leur pratique et suivent de près les mouvements de dénonciation. »
Dans le panel de l’anthropologue, quelques femmes ont arrêté la pilule après avoir eu peur suite aux controverses, ont testé d’autres méthodes, pour ensuite revenir aux petites dragées, qui soulagent les douleurs menstruelles tout en soignant l’acné. Ce moyen occupe d’ailleurs la seconde place en matière de contraception, juste après le préservatif masculin, selon les derniers chiffres de l’Office fédéral de la statistique.
Féminin sacré et autodétermination
En dehors des effets secondaires, ou encore des considérations écologiques (des études montrent que certains poissons mâles se féminisent sous l’effet des résidus de la pilule dans les eaux), le désamour envers les hormones s’explique aussi par un certain retour à la nature, encouragé par des mouvements d’écoféminisme, mettant au centre le pouvoir du corps, le « féminin sacré », dans différents domaines. « Ces tendances existent depuis longtemps », indique la chercheuse, mais il faut noter que le stérilet en cuivre connaît un intérêt croissant, y compris auprès des femmes sans enfant. « Entre les entretiens pour mon travail de mémoire en 2014 et ceux de 2018 pour ma thèse, la proportion de nullipares ayant choisi le dispositif intra-utérin (DIU) a augmenté. Les gynécologues disent de moins en moins que le stérilet est destiné à celles ayant une relation stable, car l’usage du préservatif est préconisé lorsque la situation sexuelle est instable », relève Alexandra Afsary.
« Le savoir, c’est le pouvoir », affirmait le philosophe Michel Foucault : grâce à l’information disponible sur le web, les femmes accèdent à une nouvelle forme d’autodétermination quant à leur contraception.
« Cela leur permet de réclamer en connaissance de cause le stérilet et de dire à leur gynécologue qu’elles iront se le faire poser dans un autre cabinet si la demande est refusée. »
Le prix de l’empowerment
Dans la même optique d’autodétermination et de retour au naturel, les adeptes de la symptothermie bénéficient souvent d’un contexte de vie assez stable et montrent la plupart du temps une inclination au bio et au bien-être. « Elles ont le temps et la disponibilité mentale pour se consacrer à cette méthode, qui demande un certain investissement et un engagement de la part de l’usagère », analyse la doctorante. Une femme avec des enfants en bas âge, qui travaille plus de 40 heures par semaine, préférera avaler une pilule ou se faire poser un DIU, plutôt que de prendre sa température précise chaque matin, d’observer les indices de son cycle menstruel de près et de consigner le tout dans une application smartphone ou un carnet.
Avec la symptothermie, la chercheuse observe un paradoxe : ses adeptes critiquent la pilule en pointant du doigt le fait que ce soit toujours aux femmes de la gérer – et de l’ingérer ! –, alors qu’en parallèle elles investissent beaucoup de temps à observer et analyser leur fertilité, dépendantes parfois de la technologie (applications, moniteurs et thermomètres sophistiqués). Et cette responsabilité leur incombe à nouveau en tant que femmes.
Où sont les hommes ?
Via la symptothermie, les partenaires masculins peuvent cependant plus s’impliquer, notamment en connaissant le cycle de leur compagne. Mais la contraception semble rester une affaire de femmes. Alexandra Afsary l’a notamment constaté lorsqu’elle a posté les annonces pour ses entretiens. À la base, elle souhaitait aussi interviewer des messieurs. « À l’exception de quelques militants proféministes ayant déjà une sensibilité à cette question et d’un usager du slip chauffant (la hausse de température inhibe la formation des spermatozoïdes, ndlr), aucun homme ne m’a répondu. » Elle a toutefois interrogé les compagnons de ses interlocutrices, mais la discussion se limitait souvent à un « Elle fait ce qu’elle veut, c’est son corps », à l’exception des couples ayant déjà procréé, où la question de la vasectomie est souvent abordée à deux.
L’anthropologue a aussi observé deux sortes de rites de passage, assez souvent accompagnés par les mères, dans la construction du corps féminin et reproducteur : les premières règles marquent « le passage de l’enfance à un corps sexué », occasion pour les mamans de faire de la prévention, puis la première relation amoureuse et le premier rapport avec un garçon renforcent cela. « Ce n’est pas le cas dans toutes les familles, mais les mères profitent de cette occasion pour proposer à leur fille une visite gynécologique. » Dans cet entre-soi, les hommes – père et frères – sont souvent absents, ce qui « contribue déjà à construire une responsabilité genrée de la maîtrise de la fertilité, qui reste alors circonscrite dans un bastion féminin. » Selon Alexandra Afsary, la contraception constitue un chapitre important du script culturel de la construction genrée de la femme hétérosexuelle.