Chercheur à la Faculté des lettres, Patrick Michel vient de mener une mission exploratoire sur le site antique de Pétra, en Jordanie. Mêlant technologie, religion et archéologie, son projet est le fruit d’une collaboration internationale entre l’UNIL, l’Université libre de Bruxelles et l’Institut français du Proche-Orient.
Avec ses monuments taillés dans des grès aux teintes spectaculaires, Pétra est le site archéologique le plus connu de Jordanie. Des populations arabes, les Nabatéens, ont fait prospérer cette cité, qui a connu sa période de gloire aux Ier et IIe siècles après J.-C. Suite à un passage en mains romaines en 106, le site est petit à petit tombé dans l’oubli, jusqu’à ce que le Bâlois Jean Louis Burckhardt le visite en 1812 et le fasse connaître en Occident.
En octobre 2023, Patrick Michel s’est rendu sur place dans le cadre d’une mission pilote. «Il s’agissait de tester, sur le terrain, la manière dont les outils numériques pouvaient nous aider à mieux comprendre certains aspects des religions nabatéennes», explique le maître d’enseignement et de recherche à l’Institut d’archéologie et de sciences de l’Antiquité (Faculté des lettres). Ce mélange de disciplines est familier au chercheur, puisqu’il mène le projet Collart-Palmyre, soit la numérisation des archives de Paul Collart liées au temple de Baalshamîn (Syrie), dynamité en 2015. Une exposition à ce sujet a lieu en ce moment au Musée romain de Nyon.
Des dieux et des pierres
Peuple polythéiste, les Nabatéens rendaient hommage à Dusarès ou Al-Uzza, entre autres. Leurs divinités étaient «parfois matérialisées sous la forme de pierres dressées, que l’on appelle des bétyles. Le plus grand exemplaire conservé au Musée nabatéen de Pétra mesure 50 centimètres de haut», précise Patrick Michel. Cette absence de représentation se nomme l’aniconisme. Toutefois, comme rien n’est simple dans la religion nabatéenne, quelques-uns de ces objets étaient dotés d’yeux ou d’un nez.
«Certains bétyles étaient installés dans des niches, situées en général sur les lieux de passage, comme des entrées ou des carrefours», indique le chercheur. Un défilé de 1200 mètres de long que l’on peut parcourir à Pétra, le Sîq, compte nombre de ces renfoncements. Il est permis d’imaginer que des habitants de la cité apportaient leurs propres pierres et les installaient dans ces creux rocheux. Mais à quelles occasions? Est-ce qu’ils les laissaient sur place ? Est-ce que certains bétyles étaient fixes? Est-ce qu’il y en avait plusieurs au même endroit?
Afin d’apporter des pistes de réponse, smartphone en main, Patrick Michel et ses collègues ont abondamment photographié les bétyles conservés au Musée nabatéen de Pétra, ainsi que les niches et les autels du site, grâce à la technologie de pointe développée par Pix4D, une société basée à Prilly (lire l’encadré ci-dessous). «Le fait de posséder une représentation en trois dimensions de ces artefacts et des lieux associés devrait nous permettre de mieux comprendre comment ces éléments fonctionnaient ensemble – ou pas – et de tester différentes hypothèses émises par les archéologues à leur sujet», note le chercheur. Il sera par exemple possible de placer virtuellement telle pierre dans telle niche afin de mieux se rendre compte de leur apparence.
Par exemple, l’idée a été émise que les Nabatéens procédaient à des libations, au moyen de liquides (huile, sang?) sur les bétyles. Ils récupéraient ensuite ces liquides dans un récipient glissé en dessous de la pierre. «Les données récoltées pourraient nous fournir des éléments au sujet de cette hypothèse», espère Patrick Michel.
Une affaire de rencontres
Il y a deux millénaires, le site de Pétra était situé sur des routes commerciales où cheminaient les caravanes et où se retrouvaient les marchands d’épices ou d’encens, ce qui fit sa fortune. Le projet pilote mené par Patrick Michel est également le fruit de rencontres. Le chercheur de l’UNIL siège au comité scientifique de la fondation genevoise Aliph, dont le but consiste à protéger le patrimoine culturel dans les zones de conflit. Cela l’a amené à collaborer avec Micheline Kurdy, chercheuse à l’Institut français du Proche-Orient (basé à Amman, capitale de la Jordanie). Cette dernière a mentionné les projets de Patrick Michel à Laurent Tholbecq de l’Université libre de Bruxelles (ULB), directeur de la mission archéologique française de Pétra. «Au moment où nous échangions au sujet de nos intérêts communs, le Service des relations internationales de l’UNIL a lancé un appel au développement de projets bilatéraux en matière d’enseignement et de recherche, avec un fort accent sur le numérique», se souvient Patrick Michel. Le tour était joué, d’autant que l’ULB et notre institution sont des partenaires privilégiés.
Sauvegarde du patrimoine
Patrick Michel œuvre dans le contexte de la sauvegarde du patrimoine archéologique mis en danger par les conflits ou les catastrophes. S’est-il rendu à Pétra dans cette optique ? «Nous espérons que notre activité demeure dans le cadre de la recherche. Mais vu le contexte actuel, avec la guerre à Gaza qui a commencé juste avant notre voyage, l’idée que nos recherches puissent avoir une utilité au cas où des destructions surviendraient nous a traversé l’esprit», note le chercheur. Sur un autre plan, le grès assez tendre du site jordanien, exposé au sable, au vent et aux intempéries, souffre de l’érosion. «Parfois, les pierres s’écroulent par tranches fines, ce qui efface certains reliefs ou inscriptions.»
Double but pédagogique
Aujourd’hui, l’heure est à l’analyse des données récoltées en Jordanie. En été 2024, un colloque sera organisé à l’UNIL, dans le but de communiquer les premiers résultats du voyage exploratoire. «Si tout se passe bien, cet événement nous donnera l’élan nécessaire pour mettre sur pied un projet d’envergure, à partir de 2025. Il pourrait s’agir par exemple d’un embryon de mission suisse à Pétra», un site sur lequel les archéologues de l’Université de Bâle ont été actifs. Si toutes les conditions de sécurité sont réunies, «je rêverais de pouvoir emmener des étudiantes et des étudiants sur place, afin de poursuivre nos recherches».
Toujours dans un cadre pédagogique, et quand cela lui est possible, Patrick Michel donne des cours, en arabe et en anglais, à des réfugiés du camp d’Azraq, au nord de la Jordanie, dans le but, notamment, de les aider à accéder aux universités jordaniennes. «Le partage des connaissances recueillies à Pétra constituerait un atout supplémentaire pour certaines personnes, bloquées parfois depuis des années dans cet endroit.»
Une technologie légère
Pix4D, une société issue de l’EPFL, a fourni un outil d’acquisition, appelé ViDoc, pour la mission de terrain en Jordanie, menée avec la mission archéologique française de Pétra. Dans ce cadre, il s’agissait pour Patrick Michel et ses collègues de prendre de très nombreuses photos des artefacts et lieux à numériser, sous tous les angles et avec une géolocalisation très fine. En effet, la technique utilisée, appelée RTK, propose une précision de l’ordre du centimètre. Les relevés réalisés par photogrammétrie, quant à eux, sont précis au millimètre. «Auparavant, nous transportions des stations GPS d’une dizaine de kilos sur les sites. Aujourd’hui, un petit boîtier qui se fixe derrière le smartphone ainsi qu’une antenne font ce travail», note Patrick Michel.
Le système permet de prendre jusqu’à 2000 clichés par «modèle», c’est-à-dire par bétyle ou par niche, entre autres. L’opération s’est avérée parfois «un peu périlleuse pour le raccordement au système topographique RTK, lorsqu’il a fallu par exemple récolter des images d’un autel installé tout près d’une falaise», se souvient le chercheur de l’UNIL. Les données recueillies sont déposées sur un serveur distant. Pix4D les traite ensuite afin de fournir en retour, selon les besoins, des modèles en trois dimensions en nuages de points ou d’autres types d’images ou de restitutions. Le partenariat est intéressant pour les deux parties puisque la société pourra affiner sa solution grâce à un retour d’expérience réel, mené sur le terrain.