La curiosité en perpétuel éveil, Claude Lelouch, 86 ans, accueille les deux envoyés de l’uniscope avec gourmandise. Les films, l’amour, Israël, le Hamas, la musique, la liberté, tout y passe. Interview dans sa « maison du cinéma » à Paris.
Cette rencontre avec Claude Lelouch suit sa Masterclass à l’UNIL, le 8 mars 2024, et sa venue au cinéma Capitole dans le cadre des Rencontres 7e art Lausanne. Nous sommes arrivés à deux, une intervieweuse et un caméraman, émerveillés par ce lieu chargé d’histoire(s), cette «maison du cinéma» où le cinéaste nous a reçus dans un quartier chic de Paris. Bienvenue aux Films 13, sa société de production, acquise grâce au succès planétaire du film Un Homme et une Femme (1966). L’ambiance est feutrée, rideaux de velours, visages de stars encadrés dans les couloirs et les escaliers, deux salles de projection, une salle de montage, une autre encore pour le mixage et même un restaurant ouvert au public. Dans les bureaux, caméras et statuettes s’alignent comme autant de témoignages du labeur et des succès. Lelouch arbore un blouson d’aviateur, et ses paroles s’envolent et s’assemblent comme les perles vivantes d’un collier longtemps porté.
Claude Lelouch, je ne crois pas me tromper si j’affirme que vous êtes un républicain et non un communautariste. Cela dit, le judaïsme fait partie de votre vie et de vos films…
(Il sourit et embraye aussitôt.) J’ai toujours vécu entre deux cultures, deux religions, je ne me laisse pas enfermer, mais c’est sûr que le judaïsme fait partie de moi. J’ai vécu enfant cette période de la guerre et de l’Occupation, où le danger pour les juifs était constant. Alors mon père, qui était un juif d’Algérie, a quitté la France, persuadé très tôt que les juifs qui s’attacheraient à leurs biens allaient mourir et que seule une fuite rapide pouvait leur sauver la vie. Il ne fallait surtout pas écouter les conseils de Vichy, de Pétain. Mon père a convaincu toute sa famille, sauf ma mère, restée avec moi à Paris, où nous avons attendu le retour de mon père. Elle était catholique et continuait à fréquenter cette Église, alors qu’elle s’était convertie au judaïsme par amour et pour que je sois juif. Elle m’a caché durant cette période dans les salles de cinéma. Le judaïsme est en effet présent dans mes films, par exemple Les Uns et les Autres, Les Misérables ou La Belle Histoire, et même le dernier, dont j’ai reçu ce matin le projet d’affiche. Je vous le montre si vous voulez (on acquiesce et il se lève comme un jeune homme).
Pouvez-vous nous dire quelques mots au sujet de ce nouveau film ?
Comme je tourne mes derniers films, j’ai pensé à ce titre : Finalement. Le personnage principal est un trompettiste incarné par Kad Merad, d’où mon choix d’Ibrahim Maalouf pour la musique (sur l’affiche, on reconnaît Elsa Zylberstein, Sandrine Bonnaire, Françoise Fabian, Jean Dujardin et bien d’autres). Dans mes films, il n’y a pas de superhéros ni de supersalauds, et celui-ci ne fait pas exception. Il y a des hommes et des femmes qui ont les qualités de leurs défauts. Tout ce que je raconte, j’ai l’impression de l’avoir entendu, observé et finalement testé moi-même. J’ai été le cobaye de ma propre vie et de mes films. J’ai beaucoup appris grâce à ma curiosité hors norme, tout m’intéresse, je suis une vraie concierge ou, si vous préférez, un témoin du temps et de ses contradictions. Quand je dirige, je me place au milieu de mon équipe, pas au-dessus, je suis avec les petits rôles comme avec les grands. Je reste un gamin dans la cour de récréation, à l’affût de tout. Je vis dans le présent, je savoure le plaisir de manger, de faire l’amour avec quelqu’un, d’être là maintenant, pas dans trois semaines. Mes films comportent toujours une part d’humour ; même quand c’est triste, il faut savoir s’amuser un peu. Un jour on me dira stop, parce que nous avons tous rendez-vous au même endroit, alors autant sourire. Je me suis efforcé de faire aimer la vie aux gens et je pense avoir été un homme heureux. Je ne me suis pas ennuyé une seconde. J’aurais pu faire une autre carrière à Hollywood, j’ai eu toutes les propositions qu’on pouvait imaginer, mais j’aime la France et ma liberté de cinéaste amateur, ce qui est pour moi un compliment. Mon dernier film est un hommage à la France.
Lors du tournage de Vivre pour vivre – un film magnifique avec Annie Girardot, qui a rarement été aussi belle – vous étiez en crise. Et vous avez eu une liaison avec elle ?
J’étais en plein adultère, comme le héros, et je traversais en effet une grosse crise. Dans mes 51 films, l’humeur aura joué un rôle important, la mienne et celle des acteurs, souvent sublimes dans la très bonne humeur ou la très mauvaise. Annie non plus n’allait pas bien dans son couple, nous nous sommes associés et mutuellement consolés. Ça reste un des grands moments de ma vie et ça a servi le film. Annie en effet y est splendide et c’est son personnage qui a raison à l’arrivée, parce qu’elle se reconstruit après avoir été trahie par un homme. Elle est magnifique aussi dans Un homme qui me plaît, quand elle attend Belmondo à l’aéroport. Dans Partir, revenir aussi ! Et puis elle est géniale dans Les Misérables, elle a eu le César. On ne dirige pas les grands acteurs, on les dose, comme un médecin qui vous donne une bonne prescription, ni trop forte ni trop faible. J’ai demandé de la spontanéité à tous mes comédiens. L’art de la mise en scène, c’est l’art de la mise en vie.
Vous avez vu se transformer les rapports entre les sexes…
Avec les femmes, j’ai connu l’amour et j’ai pris des râteaux. Bon, ça se passait très bien pour moi après que j’ai reçu la Palme d’or. Mais l’amour a toujours été un sport dangereux. Il fut un temps très long où on attrapait des maladies et où les femmes risquaient à tout moment de tomber enceintes. C’était d’autant plus compliqué pour elles. D’une manière générale, ce n’est pas facile d’arriver premier dans le cœur de quelqu’un, sur des milliards d’individus. Comment être le premier et le rester ? En amour, quand vous êtes second, vous êtes déjà cocu. Il n’y a pas de médaille d’argent et de bronze dans ce sport. Donc, si vous voulez, les rapports amoureux ont toujours été très compliqués… mais irremplaçables. Je me suis laissé choisir par les femmes. Elles ont meilleur goût et choisissent mieux que nous.
Mais qu’est-ce qui a changé ?
Les hommes ne portent pas les enfants, d’une certaine façon nous restons nous-mêmes des enfants. C’est aussi pour ça qu’on nous aime. Les femmes, je voulais bien les filmer, capter leur force et leur courage. Je suis fasciné par leur photogénie et leur coquetterie, que je prends comme un spectacle permanent, à la bonne distance. Chaque fois que j’ai engagé des femmes, c’est d’abord parce que je pensais qu’elles seraient bonnes comédiennes. Bien sûr, je suis parfois tombé amoureux d’elles. Il faut accepter que ce ne soit pas forcément possible et réciproque, savoir se dire « bonjour » et rester amis. Il y a 7 femmes dans mon nouveau film ! Aujourd’hui je ne veux ni accuser ni défendre personne. Mais certains se croient tout-puissants et ils ne savent pas perdre. Chacun doit reconnaître ses limites pour ne pas céder à la violence et à la cruauté. Je constate que les femmes sont en train de prendre un pouvoir mérité. Mérité. Cela ne signifie pas qu’on doive jeter l’amour par-dessus bord. Or, il faut bien le dire, l’amour ne sera jamais chose facile, il y a une intensité qui vous prend, sinon c’est de la camaraderie. En amour on vise la récompense, mais on risque toujours la punition. Il faut oser emprunter ce chemin exigeant, ne pas casser ce moule si intéressant et merveilleux.
Votre cinéma n’est pas politique – vos amis de la Nouvelle Vague vous l’ont reproché – mais vous croyez quand même à la force des images ?
Ils m’ont reproché de ne pas être de gauche, or pour avoir de bonnes critiques, il fallait être de gauche et le dire dans les films. Je n’appartiens à personne. Je me réclame du juste milieu. On est tous des funambules, on marche sur un fil et les extrêmes nous font tomber. J’ai essayé dans ma vie de faire la part des choses, de garder un équilibre. La Nouvelle Vague, ils se voulaient plus malins, comme s’ils avaient tout compris. Mais il fallait adhérer totalement. Quand on cherche le juste milieu on peut aller où on veut. La seule chose que je sais, c’est qu’on ne sait rien ou pas grand-chose. En même temps, c’est bien, ça permet d’avancer. J’ai plus appris de mes souffrances et de mes échecs que de mes succès. Sans la souffrance on pourrait facilement se prendre pour Dieu. Or non, vous n’êtes pas Dieu. C’est le sujet de mon dernier film, vous verrez. Tous les matins je suis prêt à changer d’avis, à accueillir l’incertitude, le fait que les choses ne se passent jamais comme on les avait imaginées. C’est toujours un petit peu plus ou un petit peu moins : quand c’est un petit peu plus, c’est le début du bonheur. Si c’est moins, oui, on serre les dents. Il faut rêver ni trop petit, ni trop grand, avoir des rêves modestes pour qu’ils soient réalisables. Personne ne détient la vérité. Je me suis adapté constamment en essayant d’être au plus près des parfums de vérité. L’humanité a besoin de personnes, hommes ou femmes, qui n’ont pas des certitudes, mais qui sont plus bienveillantes et plus lucides que la moyenne, avec un esprit de synthèse hors norme. Je crois en la force du cinéma comme en celle de la vie.
Vos films intègrent des moments de digression, des images qui accompagnent et décalent la fiction en cours. Sans oublier la musique…
C’est parce que je filme tout le temps, avec mon téléphone, mes yeux, mes oreilles, alors, oui, il y a plein d’images faites au portable dans Finalement. Je ne me refuse rien. Le cinéma est un art naturel. Notre mémoire, c’est une salle de montage. C’est ce qui reste quand on a tout coupé. On est tous des cinéastes. Je le suis un peu plus parce que je m’y suis intéressé un peu plus que bien d’autres. La musique, j’en écoute beaucoup ; tous les genres musicaux me font du bien. C’est mon premier médicament. Bien sûr, je prends aussi de l’aspirine et des bombes atomiques ! La culture et l’intelligence s’adressent à notre part de rationnel, celle qui nous rappelle que nous sommes mortels. Notre part d’irrationnel nous dit que nous sommes là pour toujours et la musique cultive cette part d’éternité.
Nous avons commencé cette interview par votre rapport au judaïsme, terminons-la avec un mot sur Israël ?
Oui, bien sûr, il faut défendre Israël, mais exiger aussi du changement, un État palestinien, et vite. J’espérais voir ça un jour, je l’espère ! Si j’étais un dirigeant de ce pays, c’est ce que je ferais, tendre la main aux Palestiniens. Et si j’étais un chef du Hamas, je libérerais les otages sans condition et je demanderais pardon à Israël. Déjà, si le Hamas relâchait les otages, ça changerait beaucoup de choses. Je pense qu’Israël basculerait dans la tolérance et ferait ce qui est juste. Tout le monde y trouverait son compte, les Israéliens comme les Palestiniens.
- Découvrez le court métrage de la rencontre de l’uniscope avec Claude Lelouch, réalisé par David Monti.