Produire des connaissances scientifiques ne signifie pas nécessairement les intégrer telles quelles dans la société. Astrid Oppliger Uribe a remarqué cet écart en analysant les discussions de décideurs à propos de plantations forestières. Elle vient de publier ses conclusions dans sa thèse.
Le doctorat d’Astrid Oppliger Uribe a débuté juste après la venue d’une catastrophe. En 2017 au Chili, un grand feu ravage les villes et plantations d’eucalyptus. L’eau manque cruellement. Le gouvernement publie alors le Protocole de plantation forestière, qui représente, entre autres, le premier document national visant à réguler la protection de l’eau dans la région forestière du pays. Pendant plusieurs mois, des réunions ont lieu entre des membres du gouvernement, des entreprises forestières, des ONG et des scientifiques des milieux académique et industriel afin de fixer des mesures pour faire face à ces défis.
L’eucalyptus, source de désaccords
Un Master en gouvernance de risque et ressources en main, la jeune femme a décidé de suivre ces discussions dans le cadre de son doctorat à l’Institut de géographie et durabilité de l’UNIL. Son intérêt a été éveillé par l’incohérence des discours quant à l’utilisation d’eau par certains arbres, dont l’eucalyptus, un arbre largement cultivé au Chili. Diverses populations rurales se plaignaient d’une diminution du précieux or bleu à la suite de l’arrivée de plantations dans les environs, alors que certains membres du gouvernement niaient cet effet ou évitaient la conversation en déclarant ne pas savoir. Elle a ainsi interrogé une large diversité de personnes liées à cette thématique et tenté de rassembler toutes les données scientifiques sur l’eucalyptus depuis les années 1980.
Les recherches, pourtant, sont en accord
La revue de littérature est claire malgré ces controverses : l’eucalyptus consomme bien davantage d’eau en moyenne que les pins, les acacias, les forêts natives ou encore les prairies, pouvant créer un manque dans les environs. Fascinée par cet arbre, elle explique : « C’est un résultat que l’on retrouve dans la grande majorité des recherches. L’eucalyptus utilise beaucoup d’eau. Mais il faut aussi savoir qu’il y a une variabilité en fonction des conditions bio-environnementales. Par exemple, pendant les périodes sèches, il consommera moins. Pendant la saison des pluies, il consommera davantage : il a une capacité d’adaptation extraordinaire. » La jeune docteure ajoute que les pratiques de gestion forestière jouent aussi un rôle : « Dans les plantations, ce sont des arbres plus jeunes qui sont exploités, car ils poussent plus vite. Mais c’est aussi durant les premières années qu’ils utilisent le plus d’eau. » Même si cette espèce peut survivre plusieurs centaines d’années, l’eucalyptus est en général gardé seulement cinq à quinze ans en vie lorsqu’il est cultivé.
Une histoire qui date
Ces plantations ont la cote ces dernières décennies, car elles permettent de fabriquer du papier, du carton, des meubles ou même des fibres organiques pour en faire des habits biodégradables. Pas étonnant donc que les hectares dédiés à l’eucalyptus augmentent au fil des années. La chercheuse s’est d’ailleurs aussi intéressée à l’histoire de l’exploitation de l’arbre au Chili, dont les premiers essais de plantation datent de 1889 par l’État. Une société située dans la région du Lota, à l’ouest du pays, a rapidement compris le potentiel de l’eucalyptus poussant si rapidement. D’abord exploité comme structure portante dans les mines, l’arbre a ensuite vu son utilité se diversifier.
« La connaissance scientifique a joué un rôle modeste »
Aujourd’hui, les plantations d’eucalyptus et de pins grignotent 3,1 millions d’hectares du Chili, contribuant au manque d’eau des populations rurales. Les conversations engagées par le Gouvernement chilien étaient donc nécessaires. Elles n’ont duré que huit mois : « C’était très rapide du fait de l’urgence de la situation à la suite des incendies. À titre d’exemple, la dernière discussion à propos de lois sur les forêts natives a pris plus de 15 ans », raconte la chercheuse. La conclusion ? « La connaissance scientifique a joué un rôle modeste dans la production de décisions de la politique pour la protection de l’eau, en dépit de la circulation et l’application de connaissances et d’articles académiques. Les voies vers un modeste changement politique sont une combinaison d’événements externes, comme les feux de forêt en 2017, d’un certain apprentissage des experts et surtout d’un processus de négociation où des critères socio-économiques sont appliqués. »
Quels arguments prendre en compte ?
Il était par exemple question de redéfinir la distance minimale entre les plantations et les rivières pour éviter leur assèchement, fixées initialement entre 5 et 30 mètres. « À la fin des négociations, ces distances sont restées les mêmes. Ils ont choisi de se baser sur deux recherches pour prendre cette décision, mais il y en a bien d’autres. Aux États-Unis par exemple, la distance minimale est de 100 mètres. » Il semble ainsi que l’existence d’informations scientifiques ne suffise pas pour leur intégration politique. Elle explique qu’il y a tout de même eu certains changements à la suite des discussions : « Des progrès ont été réalisés, créant un minimum de 10 mètres pour les bassins versants qui fournissent de l’eau aux populations humaines. »
« Notre société s’attend à utiliser les connaissances scientifiques pour prendre de bonnes décisions »
Lorsqu’on lui demande ce qu’elle retire de son travail, elle songe un peu avant de répondre : « J’ai mieux compris le processus de production, de circulation et d’application des connaissances et les défis qui peuvent se poser entre ces étapes. Je pense que notre société en général s’attend à utiliser les connaissances scientifiques pour prendre de bonnes décisions. Mais comment faire lorsque nos sociétés sont confrontées à des tensions dans des domaines où, d’un côté, il y a beaucoup d’avantages et, de l’autre, beaucoup d’inconvénients ? Dans ce cas, des discussions avec toutes les parties prenantes sont sans aucun doute nécessaires pour une production politique. Les défis ne seront pas simplement résolus par une négociation des connaissances scientifiques existantes, souvent ignorées. »
Partager, une pierre à l’édifice
Lors de sa soutenance de thèse, Astrid Oppliger Uribe a invité les personnes interrogées, y compris du gouvernement, à écouter ses conclusions. Nombre d’entre elles se sont montrées présentes. Pour que ses travaux ne soient pas oubliés comme certaines recherches l’ont été, elle prévoit entre autres de donner une conférence à ce sujet au Chili.
Pour aller plus loin…
- Parcourez la thèse d’Astrid Oppliger Uribe.
- Informez-vous sur les recherches menées par l’Institut de géographie et durabilité.