Rencontre dans l’idyllique domaine de La Doges avec l’intendante des lieux, une doctorante en histoire à la Faculté des lettres de l’UNIL.
Jasmina Cornut, de la section d’histoire moderne de l’Université de Lausanne, nous accueille chaleureusement, l’œil pétillant, à l’entrée de la maison de maître du bucolique et enchanteur domaine de La Doges, niché dans les hauts de La Tour-de-Peilz. Depuis 2018, la chercheuse et son mari, Dimitri Vallon, y vivent (dans un appartement de fonction) et y travaillent à 30% en tant qu’intendants, chargés d’assurer la médiation culturelle du lieu, au travers de visites guidées, d’ateliers et d’autres événements culturels ou scientifiques. Le domaine constitue le siège de Patrimoine suisse, section vaudoise, présidé par Béatrice Lovis, chargée de recherche à l’UNIL. L’association s’engage pour la protection du patrimoine bâti et paysager, du château le plus prestigieux au simple mur de vigne. « Sauvegarder le patrimoine bénéficie à tout le monde. En tant qu’historienne, travailler pour cette association correspond à mes valeurs », glisse la doctorante de 33 ans, dont la thèse s’intéresse aux femmes d’officiers militaires vaudois, valaisans et fribourgeois, entre la fin du XVIIe et le début du XIXe siècle.
Racines indo-valaisannes
L’énergique et élégante chercheuse nous fait visiter la maison historique classée, aux airs de château. Elle a beaucoup investigué pour connaître l’histoire des habitants de cette demeure construite au XVIIe siècle, ayant conservé son mobilier des XVIIIe et XIXe siècles. La bâtisse a appartenu à différentes lignées de propriétaires, dont les familles nobles de Joffrey et de Palézieux, et a finalement été léguée à la section vaudoise de Patrimoine suisse en 1997, faute de descendants directs. Le domaine, 65’000 m2, offre une vue plongeante sur Clarens, le Léman et les Alpes. « Il comprend la maison de maître, les dépendances à l’entrée (abritant à l’époque les employés et une orangerie), une tour, les jardins, les vergers et les vignes (appartenant à la Confrérie des vignerons), qui donnent un excellent vin. Et c’est une Valaisanne qui vous dit ça ! » lance malicieusement cette enfant d’Évionnaz, un village situé dans la plaine du Rhône.
La petite fille d’alors a été bercée par deux cultures : suisse du côté de son père et indienne du côté maternel. « Ma mère est originaire de l’État du Pendjab (au nord-ouest de l’Inde, ndlr) mais a grandi à Delhi. Elle a rencontré mon père, alors jeune hippie valaisan, lors d’un vol entre Delhi et Leh », raconte l’historienne, qui sait parler hindi et s’est même mariée dans sa deuxième patrie avec son conjoint « vaudois aventurier et ouvert d’esprit ». Les festivités, ponctuées de cérémonies traditionnelles, ont duré plusieurs jours. « C’était important de montrer à ma mère que j’attache de l’importance à mes deux cultures. »
Tombée dans la marmite
Avec deux parents férus d’histoire, rien d’étonnant à ce que notre interlocutrice développe cet attrait pour les faits du passé. « Quand j’étais petite, ils nous traînaient, mes deux frères, ma sœur et moi, dans tous les musées et châteaux. Au début, j’en avais marre et je voulais aller à la plage ! Mon père, médecin, aurait sûrement fait les lettres à l’université par passion, même s’il adore son métier », commente Jasmina Cornut. Résultat des courses, c’est sa fille, au final prise du même virus, qui se lance dans une maturité cantonale en histoire et en arts visuels au lycée-collège de l’abbaye de Saint-Maurice. Là, elle rencontre des « profs fantastiques » qui lui transmettent leur passion.
À 19 ans, elle se lance dans des études d’histoire sur le campus de Dorigny et y rencontre notamment Sandro Guzzi-Heeb, maître d’enseignement et de recherche, devenu par la suite son directeur de thèse. « Il est fabuleux ! Il sait encourager et révéler le potentiel de ses étudiants. Il m’a aussi appris l’importance de maintenir l’équilibre entre le travail de recherche, qui peut être très prenant, et la vie sociale et familiale », souligne la maman d’un petit Arthur, trois ans. Et d’ajouter : « Maintenant, c’est moi qui cours les musées et les châteaux avec mon enfant ! »
Suite de la visite, avec notre guide-historienne:
La jeune femme n’a aucune peine à embarquer ses interlocuteurs dans sa passion pour une Histoire vivante et dépoussiérée, et à créer une complicité avec eux, grâce à un langage imagé et précis et de petites touches d’humour bienvenues. La transmission et la vulgarisation des savoirs ainsi que le contact social occupent une place primordiale dans son approche. Dans cette optique, tout au long de son cursus universitaire, elle a entre autres travaillé en tant que pigiste pour le quotidien valaisan Le Nouvelliste, enseignante remplaçante à des degrés scolaires divers, collaboratrice scientifique pour différentes expositions (elle est cocommissaire de celle intitulée « Le sexe faible ? Femmes et pouvoirs en Suisse et en Europe » prévue en septembre 2021 au château de Morges) et, bien sûr, assistante-diplômée à l’UNIL, avec des tâches d’encadrement des étudiants. Elle fait aussi partie des membres fondatrices de l’association Via Mulieris (« le chemin des femmes » en latin), promouvant la recherche sur le passé des Valaisannes, et elle codirige la Revue vaudoise de généalogie et d’histoire des familles.
Bribes du quotidien des domestiques
Nous quittons les fastes des pièces bourgeoises pour nous rendre dans l’aile des domestiques. « Au XVIIIe siècle, on tend à repousser le personnel de maison et les odeurs de cuisine dans des locaux séparés du corps de logis des maîtres, dans l’idée notamment de préserver l’intimité de la famille », explique notre guide, sur le palier d’une chambre de bonne aux dimensions respectables et au charme discret. La chercheuse a pu restituer, grâce aux archives, certaines traces des domestiques du domaine. Pour les enfants, elle a aussi imaginé une visite guidée partant de la chambre de bonne : le réveil de la domestique, comment elle faisait sa toilette sans électricité ni eau courante, puis les tâches qu’elle accomplissait dans la maison.
Nous nous déplaçons ensuite à la cuisine, pour l’interview. L’occasion d’admirer le réfrigérateur d’époque, en bois, et le potager du XVIIIe siècle, meuble de cuisson en molasse dont la chaleur était fournie par des braises du foyer attenant. Nous nous installons à table, feuilles blanches et laptop gris contrastant avec les chaleureux ustensiles en cuivre accrochés aux murs. Cette pièce constituait le fief de la cuisinière, figure féminine centrale dans l’équipe des domestiques. Mais l’on en sait encore bien peu sur les cuisinières qui ont œuvré à La Doges. « Pendant longtemps, les chercheurs ont négligé les femmes dans l’Histoire, notamment militaire. »
Loin de l’image passive de Pénélope…
Son sujet de thèse lui est venu d’une intuition lorsqu’elle travaillait sur son mémoire de master consacré aux forts liens de solidarité au sein de la famille d’officiers militaires, les Courten du Valais.
« Je me suis demandé quel était le rôle des femmes lorsque les hommes de la famille partaient combattre pour les grandes puissances européennes. Ne faisaient-elles que de pleurer et d’attendre, comme le suggèrent les représentations picturales de l’époque ? J’étais certaine qu’elles étaient moins passives que ce que l’on croit, malgré la restriction de leurs droits politiques et civils et le fait qu’elles soient sous la tutelle masculine de leur père ou de leur mari. »
Pour le savoir, Jasmina Cornut a épluché les écrits du for privé, à savoir des lettres familiales, des journaux, des mémoires d’officiers militaires, des livres de raison (comptabilité du ménage et du patrimoine immobilier), mais aussi des actes de vente et d’achats de terre, ou encore les contrats de mariage. Ces documents du XVIIe au XIXe siècle, préservés par les descendants des familles patriciennes ou nobles vaudoises, valaisannes et fribourgeoises, sont désormais déposés dans les archives des différents cantons. « J’y ai fait de jolies découvertes. Dans de nombreux cas, en l’absence de leur époux, les femmes administraient la fortune, les vignes, les terres agricoles et dirigeaient les employés du domaine. Lorsque l’on étudie les pratiques, on se rend compte que le champ des possibles et leurs rôles sont bien plus importants que ce que les anciens textes de loi suggéraient, à une époque où les femmes des élites n’étaient pas censées travailler et où le cadre était particulièrement contraignant et patriarcal », résume la scientifique. Sa recherche se place à la confluence de plusieurs champs historiographiques : l’histoire militaire, l’histoire de la famille et de la parenté ainsi que celle des femmes et du genre, notamment.
De plus, les épouses, mères ou sœurs pouvaient aussi jouer un rôle important dans la compagnie militaire, véritable entreprise familiale, par exemple en recrutant des soldats pour leur mari, fils ou frère. Les compagnies, souvent héréditaires, de 100 à 200 soldats, devaient être complètes. Sinon, de l’argent était perdu. « Il fallait les trouver, ces volontaires ! Au siècle des Lumières (XVIIIe), on a de moins en moins envie d’aller au service étranger pour mourir sur les champs de bataille », rappelle la doctorante. Et malgré leur incapacité juridique, les femmes engageaient des hommes, avançaient de l’argent pour leurs frais d’équipement et de route jusqu’au régiment. Elles œuvraient aussi à l’avancement professionnel des membres de leur famille depuis la Suisse.
Certaines femmes devenaient même capitaines par intérim, à la mort d’un officier et si le fils était trop jeune pour reprendre les rênes. Ce fut le cas de Jeanne Barbe de Quartéry (1646-1694), de Saint-Maurice, analphabète, mais qui dictait ses lettres à ses officiers en garnison au Piémont. Elle se faisait appeler « Madame la capitaine ». Si Jasmina Cornut pouvait remonter le temps, elle souhaiterait discuter avec cette dame, « pour qu’elle raconte précisément son quotidien, comment elle gérait ses terres et la compagnie familiale entre deux grossesses, à une époque où la contraception chez les catholiques était inexistante ».
Les limites des sources historiques
Notre interlocutrice détaille les solutions que ces femmes déployaient en cas de problèmes financiers : elles mobilisaient leur réseau de relations afin de faire des dettes en attendant la solde de leur époux ou pour obtenir par exemple une pension pour ce dernier.
« Dans des cas graves, si elles n’avaient plus les moyens d’engager du personnel, les Valaisannes par exemple travaillaient elles-mêmes leurs terres, ce qui constituait une forme de déchéance pour ces femmes habituées à un certain niveau de vie. »
Enfin, en dernier recours, elles sollicitaient les autorités civiles et militaires pour exiger que leur mari leur envoie de l’argent. Mais il fallait éviter cette dernière solution, jugée déshonorante chez les élites.
La spécialiste de l’histoire moderne regrette que les sources existantes ne permettent pas de se plonger dans le quotidien des épouses de simples soldats. « La plupart des femmes du peuple étaient peu alphabétisées jusqu’au XIXe siècle, mais surtout les classes populaires laissent peu de traces dans les archives. » La chercheuse termine ses explications en soulignant qu’une solidarité féminine apparaît en filigrane des lettres : « Certaines femmes de soldats demandaient via l’épouse du capitaine des nouvelles de leur fils ou mari parti au front. »
Sauvegarder et cultiver les héritages du passé
L’interview terminée, place à un petit café revigorant, puis au shooting photo. Pour terminer, Jasmina Cornut nous montre l’extérieur du domaine, alors que la pluie tombe malheureusement à verse. Malgré cela, nous admirons le hêtre rouge vieux de deux siècles, l’étang, la glycine plus que centenaire, l’ancienne grange transformée en salle de spectacle, ainsi que le jardin potager, où les asperges pointent le bout de leur nez. Si un professionnel s’en occupe, la jeune historienne jardine aussi une petite parcelle sur le domaine : « Planter des graines, entre la rédaction de deux chapitres, ça détend pas mal ! »
La maison de maître du domaine de La Doges, siège de Patrimoine suisse, section vaudoise.
L’étang romantique, aux airs de tableau impressionniste façon Claude Monet.
Et quid de l’après-thèse ? La Valaisanne se voit poursuivre sa passion pour l’Histoire dans la recherche, l’enseignement ou la médiation culturelle, pour tisser du lien entre grand public et science. Pour elle, l’étude de l’Histoire entre en résonance avec notre époque. « La méthodologie historique est fondée sur l’analyse critique de documents et la recherche de leur contexte de production. Elle développe un raisonnement au service de la complexité et de la nuance. L’Histoire constitue une clé d’émancipation intellectuelle. On voit à quel point aujourd’hui, à l’ère des fake news et des théories complotistes, cette approche reste importante. C’est pour cela que je vois avec inquiétude le nombre de cours d’histoire se réduire au niveau du gymnase, notamment », conclut-elle.
Bio express
- 1987 : naissance le 2 juin à Lausanne
- 2013 : Master ès lettres, en histoire et en français moderne à l’UNIL
- 2013-2019 : assistante diplômée à la section d’histoire moderne de l’UNIL
- 2014 : Prix de la Faculté des lettres de l’UNIL pour ses résultats ainsi que pour son mémoire de master
- Depuis 2018 : intendante-historienne au domaine historique de La Doges, à La Tour-de-Peilz
- 2019 : Prix culturel d’encouragement de l’État du Valais pour son travail scientifique
Pour aller plus loin…
- Site internet de Patrimoine suisse, section vaudoise
- Compte Instagram de La Doges, géré par Jasmina Cornut
- Visite de La Doges avec l’émission Couleurs locales de la RTS (dès 10 min. 12)
- Participation de Jasmina Cornut au projet The Sion Time Machine, dont le but est de contribuer au développement de la connaissance de l’histoire du Valais à travers l’utilisation des technologies et des outils numériques