Notre nouvel uniscope en ligne se devait de saluer une autre nouveauté: K La Revue, qui a des liens avec l’Université de Lausanne via le professeur Jacques Ehrenfreund, actuel doyen de la Faculté de théologie et de sciences des religions et l’un des initiateurs de cette revue dans le cadre du Centre interdisciplinaire d’études juives (CIEJ). Le rédacteur en chef s’appelle Stéphane Bou et son adjoint est l’historien Danny Trom, qui donne un cours à l’UNIL en ce moment sur les juifs dans les sociétés européennes.
L’Europe peut-elle encore retenir les juifs ?
Comment répondre à l’antisémitisme ? Le sionisme politique a été cette réponse qui a pris de l’ampleur au début du XXe siècle. Qu’en est-il aujourd’hui, alors que l’État d’Israël a fêté ses 70 ans en 2018 ? Ce pays qui reste optimiste a un taux de fécondité d’un peu plus de trois enfants par femme en moyenne, et ce dynamisme démographique tranche avec la grande lassitude européenne, qui touche logiquement aussi les juifs. Selon le démographe Sergio Della Pergola, qui s’entretient avec Jacques Ehrenfreund, nous sommes passés de 90% des juifs du monde basés en Europe autour de 1880 à 9% en 2020, soit le même pourcentage qu’au Moyen Âge. La France demeure la troisième communauté au monde et la première en Europe, mais pour combien de temps encore ? Même si on constate un petit effet de «remigration» (retour en France après un alya), les juifs de nos jours choisissent prioritairement Israël, les États-Unis, le Canada, voire l’Allemagne unifiée. Ils ne sont quasiment plus présents en Europe orientale ! Le chômage, surtout, les fait fuir, note le spécialiste, qui souligne par ailleurs le ressenti général des juifs d’Europe par rapport à l’antisémitisme.
La revue K interroge cette préoccupation majeure à l’heure où l’Europe elle-même est en crise avec son modèle intégratif si brillamment incarné depuis le XVIIIe siècle par les juifs et leur foisonnante histoire européenne, violemment trahie par les événements que l’on sait. Le pire étant que le souvenir de la Shoah, pourtant essentiel, tend désormais à se retourner contre les juifs eux-mêmes, souvent considérés comme des privilégiés…
Joann Sfar et Moses Mendelssohn
Revue « juive et européenne, européenne et juive », K présente des reportages en différents points du continent, de la politique, de l’histoire et de la culture, en livrant une nouvelle inédite de Nathalie Azoulai (un récit subtil suscitant des souvenirs intimes et collectifs autour d’une lettre K qui en rappelle aussi une autre…), ou en donnant la parole au traducteur de Kafka Jean-Pierre Lefebvre, que nous avions rencontré pour L’uniscope en avril 2016. Le premier « PodKast » de la revue offre 52 minutes éclairantes avec le dessinateur Joann Sfar, qui affirme avoir «la terreur de la disparition d’une vie culturelle et intellectuelle juive européenne».
Alors que l’on voit les plus jeunes se recentrer davantage sur la religiosité, les rituels et l’appartenance communautaire (leur réponse à l’antisémitisme, peut-être ?), on peut se demander ce qu’il en est de la fameuse et vieille question de l’intégration. Elle est excellemment posée par Bruno Karsenti dans un article sur le philosophe Moses Mendelssohn, à qui Emmanuel Kant écrivit : « Vous avez su concilier votre religion avec une liberté de conscience telle qu’on ne l’aurait jamais crue possible de sa part, et dont nulle autre ne peut se vanter. » Nulle autre… L’Europe chrétienne pas encore sécularisée, la France pré-laïque, éclairées par un philosophe juif sur la question universelle de l’émancipation, voilà qui est piquant, si j’ai bien suivi le propos développé dans cet article. Le judaïsme a donc ouvert une voie collective (si c’est possible pour une religion réputée fossile, ça l’est pour tout le monde) afin de régler les rapports entre pouvoir politique et religion dans la modernité. Avec ce paradoxe apparent que Mendelssohn ne voulait pas abandonner sa religion pour s’assimiler dans une indigeste soupe commune et fade, mais être en prise sur son temps et sur son contexte « précisément en restant juif ».
Intégration versus assimilation?
Avec l’assimilation, l’intégré se confond avec l’intégrateur ; ce n’est pas le cas de l’intégration, qui permet de dialoguer et d’échanger entre intégrateur et intégré des manières d’être et de faire, pas n’importe lesquelles ou n’importe comment, cependant, sous peine de ne plus rien avoir à donner, justement. L’intégration désactive le statut d’intrus, explique cet article, sans que soit abolie la singularité de l’intégré. Mais à l’heure où l’intégration est combattue par divers réactionnaires à droite et désormais aussi à gauche, l’Europe a-t-elle encore quelque chose à proposer, à échanger, à donner ?
Comment réaffirmer contre tous les obscurantismes l’héritage des Lumières, en l’articulant à une autocritique non destructrice mais porteuse d’espoirs nouveaux ? Les juifs eux-mêmes ont-ils encore quelque chose d’universel à transmettre par-delà le refuge dans les identités apeurées qui, de nos jours, s’affrontent dans un grand morcellement communautaire ? Peuvent-ils renouveler cette équation entre leur volonté de persister en tant que juifs mais aussi leur capacité à s’adapter, garante finalement d’une si longue tradition ? Ont-ils encore quelque chose à formuler pour eux-mêmes et pour tous ceux qui partagent le monde dans ses crispations et ses changements actuels ?
Telle paraît être la question primordiale soulevée par cette revue nouvelle dans le paysage médiatique européen. L’ancrage français de K sera-t-il limitatif ? Faudra-t-il traduire des textes en anglais, voire en allemand ? Il est trop tôt pour interroger à ce propos cette revue amie, à qui nous souhaitons ici et maintenant la bienvenue.