On peut fustiger les excès de la mondialisation, mais chaque pénurie de médicament possède sa propre cause. Tour d’horizon avec le professeur François Girardin, qui dirige le Service de pharmacologie clinique du CHUV.
Il a participé récemment à une rencontre sur la thématique actuelle autour de la « pénurie des médicaments en Suisse et en Europe », organisée par la Fondation Jean Monnet pour l’Europe (en partenariat avec le Cedidac, UNIL, Faculté de droit, des sciences criminelles et d’administration publique). Professeur à la Faculté de biologie et de médecine, François Girardin dirige au CHUV le Service de pharmacologie clinique. Il évoque les problèmes spécifiques au marché helvétique, restreint en termes de patients, ainsi que la nécessité de réorganiser l’approvisionnement au niveau mondial pour identifier et prévenir les pénuries de médicaments, qui « ne sont pas nouvelles ».
Dans quel contexte surgissent ces pénuries ?
François Girardin : Nous constatons leur nette recrudescence déjà depuis 2015, où les pénuries ont été exacerbées par la crise sanitaire associée à la « période Covid ». D’une part, la réglementation pour les fabricants se complexifie depuis une dizaine d’années (davantage de certifications et de tests de stabilité), d’autre part la mondialisation a concentré la production des principes actifs essentiellement en Chine et en Inde. Toute la chaîne d’approvisionnement est à flux tendu, ce qui limite le temps imparti à chaque étape de fabrication. Il était question d’éviter les redondances pour rationaliser la production sur un site. Or, c’est précisément ce qui manque aujourd’hui : envisager un second site de production au niveau mondial, par exemple aux États-Unis ou en Europe, permettrait d’offrir une marge de manœuvre, de prendre le relais pour assurer la continuité en cas de ruptures d’approvisionnement. Il ne s’agit pas de tomber dans l’excès inverse en demandant aux pays de réaliser des microproductions de toute la pharmacopée.
En Suisse, des problèmes réglementaires associés à l’importation des médicaments (notice d’emballage conforme traduite en allemand, français et italien…) ne nous favorisent pas : ces procédures doivent être facilitées, également au niveau des remboursements par l’assurance maladie de base.
Par son réseau international et l’expertise de son industrie pharmaceutique, notre pays est en mesure de prendre l’initiative d’une action gouvernementale. Nous avons les compétences d’instituer une veille internationale des stocks pour anticiper les pénuries, principalement s’agissant des principes actifs indispensables.
Qu’en est-il des médicaments délivrés mais non consommés?
Il faut diminuer le nombre de médicaments délivrés mais non consommés. Bien qu’il soit difficile de le quantifier, un tiers des médicaments ne seraient pas utilisés jusqu’à leur date de péremption : des actions à un niveau individuel pour prescrire d’emblée la bonne quantité, correspondant aux besoins des patients, permettraient de réduire le gaspillage. À moyen terme, une autre proposition serait d’ouvrir davantage le marché en considérant qu’un produit autorisé en Europe ou aux États-Unis offre des garanties suffisantes de qualité en cas de rupture. Cette approche nécessite de simplifier les réglementations concernant les emballages, ainsi que les standards déjà très élevés de qualité et de stabilité.
Un médicament peut-il être simplement remplacé par un autre ?
Le médicament n’appartient pas à un marché de biens ordinaires où on peut aisément remplacer un produit par un autre. Substituer un anti-inflammatoire non stéroïdien (AINS) par un autre reste relativement simple : même s’il y a des caractéristiques propres à chaque AINS, ils ont le même mode d’action. Le risque provient plutôt d’une observance thérapeutique plus aléatoire, inhérente au changement de couleur, de taille ou d’aspect du « nouveau » comprimé. Mais les substitutions médicamenteuses pour une alternative de traitement ne sont pas aussi aisées, car le choix des options thérapeutiques est alors plus limité. Il arrive qu’un antihypertenseur ou qu’un anticoagulant anciens ne soient plus disponibles : nous devons les substituer par des médicaments d’une autre classe thérapeutique, ce qui peut provoquer des erreurs de communication ou de compréhension du côté des patients et des prestataires de soins.
Pouvez-vous nous donner des exemples de pénuries ?
En début d’année, on ne trouvait plus assez de benzodiazépines, des médicaments très utilisés comme tranquillisants, somnifères, relaxants musculaires ou anticonvulsivants (pour contrôler les épilepsies). Citons aussi des traitements dans le domaine cardiovasculaire qui ont dû être interrompus. Ces pénuries engendrent un effet délétère pour la continuité des soins. Les soignants et pharmaciens doivent effectuer sans cesse des démarches administratives et des contrôles pour trouver les alternatives les plus adaptées.
Quels sont les médicaments produits en Suisse ?
Ce sont notamment des molécules pour lesquelles on utilise des procédés de fabrication relativement sophistiqués, comme les médicaments biologiques (anticorps) pour soutenir la capacité du système immunitaire lors de cancers ou de maladies inflammatoires. Ces traitements très spécialisés et coûteux sont fabriqués en Suisse pour le monde entier.
La pénurie concerne donc plutôt les génériques?
La problématique concerne en effet plutôt les génériques et les médicaments anciens, pour lesquels les fabricants ne couvriraient pas entièrement leurs frais de fabrication et de distribution, au point d’abandonner la production. Pour un marché aussi petit que la Suisse, il y a trop de génériques pour un produit original. De ce fait, une pression entre fabricants de génériques s’installe car le marché est non seulement petit mais aussi très fragmenté. Un ou deux génériques par médicament original suffiraient. Globalement, nous pouvons affirmer que les médicaments bon marché sont les plus concernés par les pénuries, car un prix de médicaments bas est associé à une plus forte probabilité de rupture d’approvisionnement.
Le service que vous dirigez est un centre important pour la médecine de précision…
En effet, nous réalisons environ 25’000 dosages de médicaments et interprétations cliniques par an. Plus de la moitié de notre activité concerne les patients du CHUV, mais nous traitons des échantillons de toute la Suisse, y compris d’autres centres hospitaliers universitaires.
Il s’agit de doser (par spectrométrie de masse) les concentrations de médicaments dans le sang et d’adapter individuellement les traitements ; nous utilisons ces prélèvements sanguins et d’autres informations cliniques pour proposer une administration personnalisée. Nous sommes consultés essentiellement par des médecins spécialistes ou généralistes, par exemple pour des adaptations de traitements anti-infectieux, antiépileptiques ou immunosuppresseurs. Ce sont surtout des médicaments dont la marge thérapeutique est étroite, c’est-à-dire que la différence entre la dose efficace et la dose toxique est petite.
Nous réalisons, en outre, des consultations portant sur des traitements complexes comme les interactions médicamenteuses, la pharmacogénétique, l’évaluation d’effets indésirables… Notre service comprend des activités de développement pharmacométrique, de pharmacovigilance, y compris le Centre suisse d’information sur la sécurité des médicaments durant la grossesse (tératovigilance), un centre de suivi thérapeutique (Therapeutic Drug Monitoring), ainsi que deux laboratoires (dosage des médicaments et des catécholamines / peptides).
Quels types de maladies sont concernés ?
Pour l’essentiel, il s’agit de maladies infectieuses, inflammatoires, de cancers, de défauts génétiques du métabolisme des médicaments ou d’intolérances (réactions sévères dites « immuno-allergiques »). Nous développons également des systèmes de prédiction d’effet thérapeutique, dans le but d’éviter soit une toxicité, soit une efficacité insuffisante qui se solderait par un échec du traitement.
Pourriez-vous décrire votre parcours personnel ?
Durant mes études de médecine à Bâle, je me sentais attiré par la pharmacologie et souhaitais participer au développement de nouveaux traitements. Après une formation postgraduée à Zurich et à Genève, j’ai obtenu les titres de spécialiste FMH en médecine interne, ainsi qu’en pharmacologie et toxicologie cliniques : cette dernière est une spécialité médicale au même titre que la cardiologie. Après cette formation, j’ai eu l’opportunité de réaliser un Master en économie de la santé à York (GB) et un MBA (HEC Lausanne).
L’innovation et l’interdisciplinarité sont des aspects que j’apprécie particulièrement. Depuis 2020, je suis représentant des hôpitaux suisses à la Commission fédérale des médicaments (OFSP) et expert chez InnoSuisse pour évaluer les projets en sciences de la vie. Je participe en tant qu’investigateur principal à une recherche financée depuis cette année par le Fonds national suisse pour développer le suivi personnalisé d’immunosuppresseurs (des médicaments utilisés pour contrôler un emballement du système immunitaire, ndlr). Ces travaux permettront d’améliorer la prise en charge des patients souffrant de maladies inflammatoires comme l’arthrite rhumatoïde, la spondylarthrite ankylosante, le psoriasis, le lupus, la maladie de Crohn ou la maladie du greffon contre l’hôte. Sur le plan international, je participe à un consortium européen soutenu par le programme Horizon 2020 visant à améliorer la prise en charge diagnostique et thérapeutique des patients greffés.