Nous avec les autres sur une seule planète

L’accent porté sur l’individu empêche de penser l’humain comme ensemble pouvant nuire à la planète. Le lauréat du Prix Veillon nous alerte.

La pensée occidentale, ou globale, met l’individu au centre de ses préoccupations sociales, économiques, technologiques, politiques, au point de nuire à la planète qui nous englobe. Tour d’horizon vertigineux avec Dipesh Chakrabarty, lauréat 2024 du Prix Veillon pour son essai captivant.

L’historien Dipesh Chakrabarty nous entraîne au cœur de la planète (terre profonde et biosphère), dans la lithosphère et l’atmosphère si délicate et précieuse pour nous, depuis sa « grande oxygénation » ; il nous invite dans le temps long géologique et climatique, qui échappe à nos ressentis immédiats et obéit à des processus d’interactions complexes décrits par la science du système Terre (SST), dont les pionniers alertent le monde politique au moins depuis les années 1980.

Le lauréat du Prix européen de l’essai 2024 explore la condition humaine contemporaine non pas sur « le globe de la globalisation » (au niveau des récits, des dissensions, des projets politiques et des tergiversations de notre Plurivers), mais sur et avec la planète.

Il contribue ainsi à une « nouvelle anthropologie philosophique » d’un présent marqué par un degré d’urgence inédit, induit par les bouleversements imprimés au système Terre depuis l’industrialisation, et surtout la « grande accélération » des années 1950 (impact humain sur l’atmosphère, la biodiversité et toutes les ressources répertoriées ou non à ce jour et essentielles à la survie d’une civilisation des humains).

Les non-humains avec nous

Dans son livre magistral Après le changement climatique, penser l’histoire, Dipesh Chakrabarty nous incite à reconsidérer notre condition, à la fois améliorée et menacée par les développements associés à la modernité. Il suggère d’adopter une perspective moins humano-centrée, intégrant la nature phénoménalement antérieure à la vie humaine, peuplée de non-humains massivement microbiens aujourd’hui encore – bien après le rôle joué par les bactéries dans la création de la biosphère. Ce monde essentiel mais ignoré reste formidablement indépendant de l’humain.

Notre certitude du monde s’effrite

L’approche critique de Chakrabarty nous emmène bien loin des récits religieux ou laïques soucieux de « nourrir les pauvres », loin de nos représentations éthiques, économiques, esthétiques, de notre goût du paysage, de cette « biophilie » qui semble chevillée à l’âme humaine (qui n’aime pas la nature ?), loin aussi de notre relation quotidienne à la Terre, fondée sur la confiance en un réservoir de richesses qui nous seraient données d’une manière illimitée, comme si « vivre, c’est continuellement vivre-dans-la-certitude-du-monde », ainsi que l’écrivait le philosophe Edmund Husserl, mort en 1938.

Une peau de mouton donnée aux humains?

Au XVIIIe siècle, Emmanuel Kant postulait que la planète prendrait en charge tous les besoins associés à notre vie animale, nous laissant la tâche – ardue – de la vie morale, avec l’idée de l’égalité de tous les hommes face aux bienfaits de la nature, telle cette peau de mouton donnée non pas à l’animal lui-même mais aux humains. En archéologue de cette conception, Chakrabarty rappelle que, dès le XVIIe siècle, l’État apparaît comme le garant de la sécurité des personnes et de leurs biens. Et l’on doit se demander : pour combien de temps encore, étant donné la démographie actuelle, la longévité et les tensions de plus en plus criantes sur les ressources et le climat ? Il estime que « l’accent mis sur l’individu a entraîné une indifférence à l’égard du nombre total d’humains ». Déjà, en Inde, où il est né, les grands animaux privés de leurs espaces naturels viennent rôder aux abords des cités, créant, du point de vue des humains, une nouvelle insécurité.

Une modernité chahutée

En d’autres points du globe, une « révolution conservatrice » est en marche pour préserver les acquis d’une modernité technologique créatrice d’hybrides supposément réparateurs pour une population qui ne veut rien céder sur sa santé et son confort, alors même qu’il faudra sans doute accueillir de nouveaux réfugiés climatiques… Chakrabarty n’oublie jamais sa culture d’origine, citant par exemple Nehru pour rappeler que l’Europe n’a pas été la seule initiatrice de la modernité.

L’humanité comme nouvel agent géologique

Un anthropocentrisme profondément enraciné perdure de manière trop criante dans les sciences humaines, regrette l’auteur, qui cite de grandes exceptions comme celle de Bruno Latour. Si la poursuite de notre bien-être et de la justice intrahumaine reste légitime, au vu des inégalités sociales et entre nations, cette focalisation lui paraît disproportionnée alors que « l’action de l’homme sur la Terre a déjà modifié le climat pour les cent mille prochaines années au moins ».

Le nouvel âge géologique qui succède à l’époque postglaciaire de l’Holocène a reçu – pour marquer notre puissante empreinte, due notamment aux émissions anthropiques de dioxyde de carbone – le nom âprement discuté d’Anthropocène. L’auteur en explique brillamment les tenants et les aboutissants, notamment l’idée controversée que l’humanité serait, en bloc, ce nouvel agent géologique.

Le réveil du géant

Pour Chakrabarty, la question de la culpabilité n’est pas primordiale quand la planète « devient visible » dans notre quotidien, avec ses éléments déchaînés, ses tremblements de terre, ses océans acidifiés, ses étendues incendiées et autres événements porteurs de conflits qu’il s’agirait d’atténuer ou de prévenir de manière collective et concertée.

Comment habiter la Terre quand on a «réveillé le géant» dans les profondeurs et à la surface de la planète ? se demande-t-il. Comment préserver encore une biodiversité essentielle à la vie biologique, nous y compris ? Le capitalisme a-t-il la moindre valeur s’il ne peut assurer la protection de tous, qui est au cœur de nos projets philosophiques et politiques ? Et si son obsession extractive et transformatrice n’avait même plus besoin du labeur humain ?

L’auteur évoque Adorno et Horkheimer qui, dans Dialectique de la raison, affirment que « l’un des principaux objectifs des Lumières était d’aider les humains à surmonter la peur ». À lire ce livre, on se demande si cette mission est toujours possible.

Attention à la bête climatique !

Chakrabarty cite de nombreux scientifiques, dont l’entomologiste Edward O. Wilson, estimant nécessaire de laisser « la moitié de la surface de la planète à d’autres formes de vie que les formes humaines », ou encore le géologue Andrew Glikson, qui appelle à retrouver « une attitude de révérence envers la Terre », un peu comme au temps où nos grands récits convoquaient les puissances de la nature pour souligner la modestie d’une humanité s’imaginant certes au centre du monde, mais sans avoir encore dépassé sa peur dans des villes bien éclairées, au point de se fantasmer elle-même en espèce-Dieu ; on savoure avec Chakrabarty l’humour grinçant du climatologue Wallace Broecker décrivant une nature qui a décidé de donner, de temps à autre, « un bon coup de pied à la bête climatique. Et la bête a répondu, comme le font les bêtes – violemment et de manière un peu imprévisible. »

Effets planétaires de l’Anthropocène

L’agitation de la Terre nous était connue mais les catastrophes nous parvenaient comme des exceptions terrifiantes, sous un ciel reflété sur des eaux abondantes. « L’Anthropocène trouble cette certitude en introduisant le géologique dans le quotidien », résume Chakrabarty. Il s’associe ainsi aux thèses du géologue Jan Zalasiewicz, estimant que l’espèce humaine est actuellement «la principale force de perturbation» et que l’Anthropocène, du fait de l’ampleur des «effets planétaires», resterait tout aussi important pour l’avenir de l’humanité si l’on parvenait à identifier «une autre cause que les activités humaines».

Fuite en avant technologique ?

En outre, Chakrabarty affronte le « solutionnisme technologique » supposé résoudre tous les problèmes sociaux, politiques, économiques et environnementaux. Il évoque notamment le physicien David Keith, qui envisage un « bon Anthropocène » gestionnaire humain du climat, en projetant par exemple des aérosols sulfatés dans la stratosphère, une mesure de refroidissement qui infligerait à notre nouvelle « planète intelligente » un ciel toujours blanc. Exit alors le bleu dans une fuite en avant technologique qui cherche à dompter les processus planétaires déclenchés. On songe que ce type extrême de géoingénierie ferait se retourner dans sa tombe le savant Carl von Linné, qui, comme le rappelle Chakrabarty, catalogua en 1735 notre espèce sous la rubrique de l’Homme sage, Homo sapiens.

Comment agir «correctement» ?

Que pouvons-nous apprendre de notre expérience de l’Anthropocène pour préserver l’habitabilité de la Terre par-delà « les batailles politiques qui nous divisent » ? demande Chakrabarty. Pour Kant, nous sommes cette espèce qui peut choisir son mode de vie, et l’astrobiologiste David Grinspoon ne dit pas autre chose quand il affirme que « notre choix porte désormais sur le genre de Terre sous influence humaine que nous aurons » et sur la manière d’agir « correctement » dans la situation où nous sommes. Comment moduler notre empreinte pour la rendre moins envahissante, ou plus propice, à la vie au sens le plus large et qui nous englobe dans la biosphère ?

Simple soutenabilité ou délicate habitabilité?

Au terme de cette lecture foisonnante, la question d’un dépassement du modèle consumériste puissamment extracteur reste ouverte pour le lecteur… « L’idée humanocentrique de soutenabilité devra parler à l’idée planétocentrique d’habitabilité », écrit l’auteur, avant de conclure provisoirement : « Nous vivons au bord du global et du planétaire. » C’est en nous plaçant sur cette falaise que Chakrabarty nous engage à penser et à agir.

Après le changement climatique, penser l’histoire

Par Dipesh Chakrabarty, éditions Gallimard, 2023 pour la traduction française. Prix Européen de l’Essai 2024.