Du 5 au 7 juin 2024, 250 spécialistes des primates ont foulé le campus de l’Université de Lausanne pour partager leurs dernières trouvailles sur les singes. Gorilles, orangs-outans, ouistitis et macaques étaient au centre des discussions. L’uniscope a participé à ces dixièmes rencontres de la European Federation of Primatology et a relevé dix recherches scientifiques captivantes menées sur nos cousins poilus.
1. Les orangs-outans et les chimpanzés utilisent des plantes pour se soigner
Des scientifiques de l’Institut Max Planck de comportement animal (Allemagne) et de l’Université nationale d’Indonésie, dont Isabelle Laumer et Caroline Schuppli, ont pu documenter pour la première fois le traitement actif d’une blessure par une plante cicatrisante chez un orang-outan sauvage. Après s’être blessé au visage, le mâle adulte a été observé en train de se nourrir d’une plante connue pour ses propriétés analgésiques et anti-inflammatoires, puis d’appliquer son jus et la plante elle-même sur sa plaie. Des comportements d’automédication similaires ont également été observés chez des chimpanzés sauvages. Elodie Freyman, postdoctorante à l’Université d’Oxford, a montré au congrès de nombreuses vidéos de ces derniers léchant leurs plaies ou déposant des plantes sur leurs blessures ou même sur celles de leurs congénères. Pour obtenir ces images et puisque ces événements restent rares, elle a invité la communauté de primatologues à partager leurs données sur le sujet. Un bel effort collaboratif !
2. Les bonobos n’expriment pas leurs émotions de la même façon en fonction de la présence des autres
Tels de véritables joueurs de foot, les bonobos, aussi, exagèrent l’expression de leurs émotions lorsqu’ils sont en groupe. Cela augmente d’ailleurs leurs chances d’être consolés en retour. Mariska Kret (Université Leiden, Pays-Bas) et Zanna Clay (Université de Durham, Angleterre) comparent les bonobos et les humains dans leur manière de contrôler leurs expressions faciales et décryptent l’utilisation de ces dernières comme moyen de communication.
3. Contrairement à ce que l’on pensait, l’ancêtre commun de tous les primates ne vivait pas seul
À quoi ressemblait l’ancêtre commun de tous les primates ? Puisque la machine à remonter le temps n’a pas encore été inventée, Adrian Jaeggi et son équipe des universités de Zurich et de Strasbourg ont plutôt opté pour une analyse statistique. On savait déjà que cet ancêtre devait être petit et nocturne. On pensait aussi qu’il vivait de manière solitaire. Mais en comparant les différents systèmes sociaux qui existent aujourd’hui (certains vivant seuls, certains à deux, certains en groupes mixtes ou encore certains en groupes asymétriques mâles-femelles), les scientifiques ont pu démentir cette dernière prédiction. Ils ont en effet calculé que nos lointains grands-parents communs vivaient le plus probablement en couple avec seulement 10 à 20% d’individus solitaires.
4. Le nombre de gorilles des montagnes a quadruplé grâce à une approche innovante
En 1981, il n’y avait que 254 gorilles des montagnes dans le monde, tous situés à la frontière entre l’Ouganda, la République démocratique du Congo et le Rwanda. En 2018, ce chiffre s’est établi à 1063. Cette montée spéculaire a eu lieu grâce à des efforts de conservation gigantesques menés en partie par Gladys Kalema-Zikusoka, vétérinaire ougandaise présente au congrès. En relevant des échantillons, elle a remarqué que certains parasites étaient transmis de manière bidirectionnelle entre les humains et les gorilles à cause de notre proximité génétique. Pour protéger ces derniers, elle a dû donc prendre en compte la santé des populations locales, converser avec les politiques et les touristes, une approche appelée one health (une santé en français). Elle nous en a également parlé aux Mystères de l’UNIL lors de la conférence « Les singes, nos plus proches cousins » visionnable sur YouTube.
5. Les bébés orangs-outans explorent leur environnement comme nous
Les orangs-outans, comme les bébés humains, aiment découvrir les objets autour d’eux en les touchant ou les portant à la bouche. « Le développement de ce comportement est très similaire entre les deux espèces : la diversité des manipulations utilisées pour explorer les objets augmente avec le temps pour atteindre un pic à deux ans puis redescendre », expliquait Caroline Schuppli, chercheuse à l’Institut Max Planck de comportement animal (Allemagne) au congrès de primatologie. Pour le comprendre, elle a documenté des événements d’exploration chez des orangs-outans en Indonésie et les a comparés aux données existantes sur les humains. Par curiosité, elle a même enregistré les comportements d’exploration de sa fille pendant une journée entière.
6. Les chimpanzés ont aussi différents types d’attachement
Avez-vous déjà entendu parler des différents types d’attachement chez les humains ? Celui-ci est généralement mesuré avec la « situation étrange » développée dans les années 1960 : la réaction d’un bébé est observée lorsque son parent quitte la pièce puis revient après quelques minutes. Il y a les enfants sécures, qui se sentent rassurés par les retrouvailles puis repartent explorer leur environnement rapidement, les insécures-évitants, qui ne montrent pas de réaction au retour du parent, ou encore les insécures-résistants/anxieux, qui réagissent avec colère au départ de l’adulte et ne sont pas consolés après avoir reçu du réconfort. Éléonore Rolland (Institut des sciences cognitives Marc Jeannerod, France) a essayé de transposer cela chez des chimpanzés du Tai Chimpanzee Project en Côte d’Ivoire : « Nous avons regardé la réaction de bébés chimpanzés lorsqu’ils étaient exposés à des situations naturelles potentiellement dangereuses comme une agression au sein du groupe ou un cri d’alarme. Certains couraient dans les bras de leur mère et d’autres pas. Nous avons aussi observé la distance à laquelle ils aimaient explorer leur environnement par rapport à leur maman. » Résultat, la chercheuse a pu trouver différents types d’attachement similaires à ceux des humains.
7. Les vocalisations de grands singes peuvent être catégorisées avec une intelligence artificielle
De nombreux scientifiques analysent les cris des singes afin de comprendre leur communication et explorer l’évolution du langage humain. Mais cela prend un temps fou, puisqu’ils doivent annoter à la main tous les enregistrements audio pour distinguer les différentes vocalisations. Zifan Jiang, doctorant à l’Université de Zurich, a partagé une nouvelle approche afin de détecter et de classifier automatiquement des cris de chimpanzés, orangs-outans et bonobos. Il a adapté une intelligence artificielle initialement développée pour le langage humain aux enregistrements de cris des singes récoltés sur le terrain. Le modèle, mis à disposition publiquement, a fait preuve d’une grande précision qui pourra faire gagner énormément de temps aux scientifiques qui en auront besoin.
8. Les bonobos synchronisent-ils leurs mouvements avec ceux des autres comme les humains ?
Avez-vous déjà remarqué que vos pas se synchronisent lorsque vous marchez avec des amis ? Lors d’interactions, les mouvements se calent sur ceux d’autres individus en interaction, autant dans la marche que dans une expression faciale simultanée ou encore un regard qui se fixe dans une même direction. Et cela pourrait bien aussi être le cas chez les bonobos. Raphaela Heesen (Université de Constance, Allemagne) et ses collègues sont en train de développer un algorithme qui quantifie automatiquement ces comportements de synchronicité chez les bonobos.
9. Les femelles chimpanzés et mangabeys sont meilleures que les mâles pour attraper des crabes
Les chimpanzés et les singes mangabeys aiment manger des crabes pour le dessert en Guinée. Mais pour les obtenir, c’est une autre histoire : « Par expérience personnelle, je peux vous dire qu’ils sont très difficiles à attraper », a expliqué Laura van Holstein, chercheuse à l’Université de Cambridge. Il s’avère que les singes mangabeys sont meilleurs que les chimpanzés pour cette tâche, et que chez les deux espèces ce sont les femelles les plus agiles. « Difficile de savoir exactement pourquoi. Peut-être que manger des crabes s’avère être important dans la lactation ? » s’est demandé la chercheuse pendant l’événement.
10. Les macaques mères traitent différemment leurs petits qui n’ont pas une « tête de bébé »
Qu’est-ce qui peut bien rendre un bébé si chou ? Sa tête disproportionnée, ses grands yeux, sa petite mâchoire ? Selon l’éthologue Konrad Lorentz dans les années 1940, ces caractéristiques mignonnes des juvéniles nous poussent à vouloir prendre soin de nos petits. Yuri Kawagushi (Université de Nottingham Trent, Angleterre) a mesuré cet effet chez les macaques rhésus. Selon les résultats préliminaires, les bébés singes qui montrent des caractéristiques s’éloignant de leur apparence prédite, donc lorsqu’ils font plus vieux ou plus jeunes que leur âge, seraient traités différemment par leur mère, qui s’en éloignerait plus fréquemment. La chercheuse compte maintenant mesurer si cet effet se retrouve aussi parmi les autres espèces de singes.
C’était la dixième fois que les spécialistes des primates se retrouvaient en Europe pour le European Federation of Primatology meeting. Après Strasbourg, Oxford et Arnhem, c’était au tour de Lausanne de les accueillir. « C’est la première fois que l’EFP se déroule en Suisse romande. C’est un moyen de montrer la bonne recherche qui est menée ici au reste de l’Europe », a déclaré Erica van de Waal, primatologue spécialiste de la socialité des singes vervets à l’UNIL et coorganisatrice de l’événement. En tout, ce furent trois jours de conférences, de partage d’anecdotes autour des singes et une bonne fondue pour bien terminer. « C’est aussi un moyen pour les étudiants de master, volontaires de terrain et doctorants de voir ce qui se fait et de rencontrer directement les chercheurs et chercheuses », a ajouté la chercheuse.