Présentation de Préaux en tous genres
Préaux en tous genres est une recherche qui se penche sur la réalité des préaux de la Ville de Lausanne, au prisme du genre. Ceux-ci sont considérés comme des espaces emblématiques à la fois de l’institution, du temps et des activités scolaires, autant que de potentiels espaces du quartier, pour ses habitant·es et ses animations. Il est ici pensé à hauteur de ses principaux·ales usager·ères, avec un accent particulier sur la voix des enfants – avec la volonté d’une recherche participative non seulement sur les enfants mais nécessairement avec elles et eux.
Porté par la Déléguée à l’enfance de la Ville de Lausanne, Florence Godoy, et Cléolia Sabot, assistante diplômée en sciences sociales à l’Université de Lausanne, il vise à observer, documenter et analyser les activités et les interactions dans les préaux lausannois.
Les recherches menées ont été guidées par la question de re- cherche suivante :
Comment le genre structure-t-il les activités et les interactions des enfants dans les préaux de la Ville de Lausanne ?
Les recherches ont été réalisées dans une perspective interdisciplinaire, par des étudiant·es de Bachelor et de Master en sciences sociales et en géographie humaine – Manon Chollet, Maya Cherix, Maeva Yersin et Valentin Brahier, dont les recherches sont présentées dans des documents individuels.
Ce projet répond à des intérêts et des besoins spécifiques de la Ville de Lausanne aussi bien au niveau législatif (trois postulats déposés au Conseil communal), exécutif (programme de législature, élaboration d’un règlement des préaux et projets de rénovations scolaires) qu’opérationnel (thématique de la démarche Pousses urbaines 2021-2022 de la Délégation à l’enfance). Pour l’Université de Lausanne, ce projet répond à différents objectifs et mesures de son plan stratégique pluriannuel 2017-2022. Elle souhaite soutenir et renforcer la recherche sur les questions d’enfance en sciences sociales, ainsi que sensibiliser et diffuser l’expertise sur les questions de genre, à même d’influencer différentes politiques publiques sur ces questions.
Suite à cette recherche, nous avons souhaité proposer des pistes concrètes de réflexion et d’action pour rendre les préaux plus égalitaires. En effet, au-delà du réamménagement du préau (nécessaire mais coûteux, long à réaliser, impliquant la coordination de nombreux acteur·ices), des actions concrètes peuvent être effectuées au quotidien et dans des projets à moyen terme. Ces pistes peuvent être mises en place avec et par les enfants et les adultes (enseignant·es, éducateur·ices, directions, conciergierie, parascolaire, etc.).
Résultats et observations
Des activités genrées
L’appropriation de l’espace est, en elle-même, genrée. Déjà très tôt, et les observations de Pousses Urbaines démontrent, nous voyons une attention plus importante chez les filles envers l’espace environnant ; elles y sont plus sensibles et souhaitent davantage s’approprier celui-ci pour le rendre « joli ». Elles aimeraient des fleurs, « des petits jardins dont on pourrait s’occuper », « rendre la cour plus jolie, pour nous donner envie d’y aller ». La littérature a également montré cette préférence des filles pour les espaces verts. En effet, ils permettent davantage de développer des jeux sociaux, tenant à distance les activités et compétition sportives1. Par ailleurs, bien qu’elles occupent un espace restreint par rapport aux garçons, les filles disposent d’un répertoire d’activités plus important que les garçons. Dans les ateliers de Pousses Urbaines, les filles ont mentionné plus d’une dizaine d’activités. Elles participent grandement à la création d’activités et d’imaginaires plus diversifiés – bien que les schémas ludiques se ressemblent.
Les garçons, quant à eux, jouent principalement au foot, au loup et à ses dérivés. Si l’on peut observer des interactions mixtes en classe, une fois à l’extérieur, les garçons tendent à tenir les filles à distance et les interactions entre elles et eux se raréfient. Par ailleurs, ils sélectionnent méticuleusement le peu de filles qui peuvent jouer avec eux. Si elles s’entrainent au foot, si elles connaissent les règles, si elles sont suffisamment athlétiques et rapides pour jouer avec eux, alors elles peuvent parfois les rejoindre. La littérature a montré que les filles procèdent à des sélections similaires lorsque des garçons viennent jouer à la poupée2. Finalement, les garçons tendent à perturber les filles dans leurs activités, volontairement ou non. En plus de s’approprier une majorité de l’espace, ils interviennent souvent dans le peu de place qui reste aux filles et dans les activités qu’elles ont pu y développer. Ces dernières relatent dans Pousses Urbaines les interruptions successives, les ballons qui arrivent sur elles ou les moqueries dont elles font l’objet – ou encore « les garçons viennent détruire nos bonhommes ».
Structuration de l’espace
Diverses études sociologiques et anthropologiques sur l’enfance ont mis en évidence les différentes utilisations des préaux. Ces travaux ont présenté l’organisation des cours d’écoles en sous-espaces bien distincts. Ils structurent à la fois l’espace global du préau aussi bien que les activités qui s’y déroulent. En ce sens, ils nous renseignent sur l’utilisation du préau par les acteur·ices qui l’utilisent en majorité : les enfants.
Globalement, trois sous-espaces3 sont mis en évidence :
Les espaces centraux
Il s’agit de l’espace au centre de la cour d’école. Il permet d’être visible autant de ses ami·es que de ses ennemi·es, mais également audible. C’est un espace où l’on se montre et où l’on se fait entendre. Son occupation implique donc d’accepter d’être sous le regard soutenu voire constant non seulement de ses pairs, mais également des adultes présent·es. Par conséquent, la domination symbolique et sociale de l’espace va de pair avec une domination par les sens : l’appropriation par la présence des corps, des sons et de la vision.
Les espaces centraux sont majoritairement utilisés par les garçons hégémoniques – les garçons qui possèdent le plus de ressources sociales et culturelles. Néanmoins, cette domination de l’espace n’est pas vraiment liée au nombre d’enfants présents : 10% des garçons occupent 80% de l’espace de la cour de récréation4.
Les espaces habitables
Dans ces espaces, on y trouve des supports, des installations et des aménagements fixes que les enfants et les adultes peuvent investir – tables, bancs, pelouse, marches, arbres, jeux d’agilité, etc. La mobilité y est moins importante que dans les espaces centraux ; on se pose, on discute, on se déplace moins vigoureusement.
Ces espaces sont particulièrement chargés de symboliques ludiques ou d’expériences des enfants. Ils facilitent l’émergence d’imaginaires et de cultures enfantines, et les échanges entre les enfants. Nombre de souvenirs d’enfance sont associés à ces lieux.
Dans les ateliers de Pousses Urbaines, les enfants ont évoqué l’importance de ces espaces de nombreuses fois, dans tous les préaux investigués. Ils leur permettent de s’asseoir, de se retrouver, d’être protégés d’activités plus dynamiques auxquelles il·elles ne veulent ou ne peuvent pas participer. Elles et ils ont également fait la demande à plusieurs reprises d’augmenter le nombre de ces aménagements.
Les espaces secrets
Les enfants passent beaucoup de temps sous le regard des adultes, à être accompagnés et/ou surveillés. Elles et ils passent également de nombreuses heures, chaque jour, en collectivité – école, APEMS, crèche, loisirs et cours collectifs, etc. Les espaces secrets leur permettent justement d’échapper (temporairement) à ce contrôle et à s’isoler, seul·e ou en groupe. Ce temps et cet espace à l’écart leur sont précieux, et nombre d’entre elles et eux l’ont soulevé durant les ateliers de Pousses Urbaines. Les enquêtes réalisées montrent également que les enfants s’approprient des espaces qui ne sont pas initialement dédiés à ces activités, pour en faire des coins secrets (buissons, grilles, arrière d’un arbre, etc.) : « c’est un espace interdit mais on y va quand même », « ce n’est pas pour tout le monde ».
Ce sont également des espaces dans lesquels ils·elles disposent de plus de marge de manœuvre pour devenir des acteur·ices dans leur quotidien et se réapproprier à la fois les espaces et les règles qui y prennent place : un arbuste devient une cabane, un passage secret se forme à mesure que les enfants passent entre les buissons, et puis se raconter des secrets en l’absence d’espaces dédiés se résout en allant à deux aux toilettes.
Des préaux non-genrés ? Non, des préaux égalitaires
Bien que ces espaces répondent à une organisation et des dynamiques genrées, les préaux non-genrés à proprement parler n’existent pas. Le genre ne disparaît pas ; il s’inscrit partout – dans les interactions, les relations, les échanges entre enfants et entre adultes, au quotidien. Le genre est mobile, performé et réactivé au quotidien par les enfants et les adultes. Par conséquent, des biais de genre interviendront dans la manière dont les usager·ères vont se réapproprier l’espace, à la manière dont elles et ils l’investiront. Par conséquent, malgré un réaménagement du préau qui serait plus égalitaire, d’autres dynamiques de genre s’y réinscriront et les inégalités de genre se reproduiront.
Il est plus pertinent de parler de dégenrer les préaux ou de cours égalitaires, en associant des politiques de réaménagement des préaux autant que de pratiques pédagogiques et éducatives plus égalitaires dans ces espaces.
L’espace de l’âge et des violences
Un autre rapport social participe à la structuration de l’espace et aux interactions dans le préau : l’âge. La catégorie de l’âge – qui fait partie des grand·es et des petits·es ?, est, avec le genre, le premier critère que les enfants apprennent pour structurer le monde et intégrer les hiérarchies qui le composent5. Nous observons une structuration très forte de l’espace en ce sens, autant implicite qu’explicite. Des règles scolaires définissent par exemple qui peut occuper un terrain ou une cour selon les jours de la semaine – et cela dépend des groupes d’âge. En parallèle, les enfants connaissent particulièrement bien les autres espaces des « grand·es ». Ils apprennent également que celui-ci est régulé par les grand·es, qui ne laissent bien souvent pas les plus petit·es s’installer.
La littérature montre la difficulté d’aménager des préaux si les différences d’âge sont importantes ; certains éléments peuvent plaire aux plus petit·es, mais moins aux grand·es. Un changement de goûts et d’activités semble intervenir entre 10 et 12 ans ; les installations traditionnelles ne sont plus attrayantes pour les plus âgé·es5. On observe en revanche l’importance d’aménagements proches des salles de classe, de l’entrée et de la sortie des préaux, qui augmentent l’utilisation et l’activité physique des jeunes de 13 à 15 ans6. Il est donc important de veiller à un aménagement qui réponde aussi aux besoins d’une diversité d’âge. En Suisse, cette difficulté est en partie atténuée par la structuration des collèges entre degrés primaires et secondaires qui vient ainsi orienter les aménagements selon le groupe d’âge.
De plus, les enfants relatent des scènes de bousculades et de violences à plusieurs reprises : « les grands nous frappent », « quand ils jouent au foot avec les plus petits ils leur font souvent mal/sont très brusques », « c’est une zone noire, le coin des gangsters ». Plusieurs enfants ont également évoqué que le préau leur rappelait de mauvais souvenirs. En ce sens, le préau n’est pas qu’un endroit de jeu mais également un lieu dans lequel des violences prennent place. Il peut donc être un lien central d’apprentissage de la violence physique et sociale qu’il est nécessaire de réguler pour réduire les inégalités.
Références bibliographiques
1Pawlowski, C. S., Veitch, J., Andersen, H. B., & Ridgers, N. D. (2019). Designing activating schoolyards: seen from the girls’ viewpoint. International journal of environmental research and public health, 16(19), 3508, p.10.
2Golay, D. (2006). Et si on jouait à la poupée… Observations dans une crèche genevoise. In A. D. Novelle (Ed.), Filles-garçons, socialisation différenciée ? (pp. 85-102). Grenoble: Presses universitaires.
3Delalande, J. (2016). La socialisation des enfants dans la cour d’école: une conquête consentie?. Dans : Danic, I., & Depeau, S. (dir.). Enfants et jeunes dans les espaces du quotidien. Presses universitaires de Rennes.
4Maruéjouls-Benoit, É. (2022). Faire jeu(x) égal. Double Ponctuation.
5Glick, P., & Fiske, S. T. (2001). Ambivalent sexism. In Advances in experimental social psychology (Vol. 33, pp. 115-188). Academic Press.
6Christiansen, L.B.; Toftager, M.; Pawlowski, C.S.; Andersen, H.B.; Ersboll, A.K.; Troelsen, J. Schoolyard upgrade in a randomized controlled study design—How are school interventions associated with adolescents’