Le jeu à l’épreuve du genre, vraiment enfantin ?


Présentation de la recherche

Le jeu des enfants a longtemps été analysé par la psychologie, en se focalisant notamment sur son utilité développementale. Il fut longtemps considéré comme futile, manquant de sérieux. La sociologie de l’enfance entrevoit plutôt la récréation et le jeu enfantin comme un espace et un temps privilégiés de socialisation, d’apprentissage entre pairs et de construction identitaire – en particulier du genre1. Au sein de leurs jeux et des relations qu’ils et elles développent, les enfants construisent et négocient activement leur identité de genre2, notamment les notions de féminité et de masculinité. Ils et elles apprennent à se positionner et à performer cette identité selon les normes sociales dominantes.

La récréation, son temps de jeu et d’autonomie des enfants furent souvent présentés en opposition au temps plus sérieux et structuré de la salle de classe. Pendant la récréation, les enfants peuvent choisir leurs occupations, s’organiser et jouer seuls ou entre enfants, sans la présence immédiate des adultes. Ces moments de jeu permettent la création de cultures enfantines3 grâce à la socialisation entre pairs. Ils leur permettent de parta- ger des significations, des représentations et des valeurs – individuelles et collectives. Bien que structurées par la société plus largement, les cultures enfantines intègrent des éléments novateurs, créatifs et originaux – propres à ce groupe social. Le jeu permet aussi aux enfants de participer activement à cette création et réinterprétation.

Ma recherche s’intéresse aux interactions et rela- tions développées par les enfants dans leurs jeux, en mettant un accent particulier sur le genre. Pour cela, je me suis rendue dans un préau lausannois afin d’y réaliser des observations et interviewer deux classes d’enfants de 2ème primaire (5-6 ans).

Questions de recherche

  • Comment les enfants organisent-ils et elles les moments de jeu durant la récréation ?
  • Quels sont les groupes formés par et dans le jeu ?
  • Comment le genre structure-t-il ces moments de jeu ?

Résultats

Le préau est un lieu d’apprentissage et de reproduction de la polarité de genre. Les groupes de pairs y sont souvent exclusifs ; les filles avec les filles, les garçons avec les garçons. Rares sont les amitiés entre filles et garçons, sauf entre enfants ayant une même origine migratoire. Les relations mixtes sont donc perçues d’un point de vue romantique et hétérosexuel, surtout de la part des filles. La référence hétéronormative4 est déjà ancrée dans l’organisation de leurs relations.

Certains groupes de garçons construisent leurs jeux autour de la masculinité5, notamment dans les jeux sportifs. Toutefois, tous les garçons ne sont pas égaux dans les pratiques de la masculinité. En découle une hiérarchie entre les garçons considérés comme plus ou moins masculins. Le contrôle de la masculinité est du ressort des garçons se rapprochant de la masculinité hégémonique, agissant comme modèle dominant. Ces pratiques de la masculinité s’expriment également par les remarques sexistes adressées aux filles, leur marginalisation et leur exclusion des espaces et des cercles masculins.

La totalité des filles mettent en place des stratégies d’évitement des espaces masculins et sont reléguées aux marges du préau. Elles jouent dans des espaces restreints. Elles apprennent éga- lement à montrer les traits de la féminité dominante, tels que prendre soin de son apparence et ses vêtements. Elles parlent de leurs amoureux et rejouent des scénarios où elles vivent les histoires d’amour6.

Mes résultats indiquent que l’ordre du genre est intériorisé depuis petit·es et qu’il conditionne les enfants dans des rôles prédéfinis, associés à des inégalités et des violences déjà à l’entrée à l’école. Bien que le préau soit considéré comme un espace de jeu, d’amusement et de plaisir, il participe également à la produc- tion d’identités genrées, des inégalités et des violences qui y sont associées.

Pistes de réflexion et d’action

1. Considérer les jeunes enfants comme des expert·es et interlocuteur·ices légitimes quant aux décisions qui les concernent

Les enfants ont démontré des capacités à faire sens du monde qui les entoure et à le partager, particulièrement quand ils et elles sont expert·es du sujet (récréation, jeux et relations entre pairs par exemple). Les enfants rencontré·es ont montré un in- térêt marqué pour la recherche réalisée et ont apprécié donner leur avis et transmettre leurs connaissances à un adulte. Ils et elles se sont prêté·es au jeu avec sérieux et enthousiasme.

2. Observer, détecter et prévenir la violence des jeunes enfants au sein du préau

Certains comportements observés durant cette recherche si- gnalent que les enfants, déjà à leur entrée à l’école, exercent de la violence envers d’autres – qu’elle soit verbale, physique ou symbolique (relations, hiérarchies, exclusions). Le préau est un espace public central dans la socialisation des enfants. Il estprimordial que des actions de détection et de prévention des violences de genre et des discriminations y prennent place au quotidien, pour promouvoir des espaces plus égalitaires.

3. Renforcer les interventions des adultes favorisant l’égalité de genre durant la récréation

Les enfants de 2H ne sont pas innocents face aux stéréotypes de genre, qui sont présents et déjà bien installés. Les normes qui en découlent restreignent fortement les activités et les perspectives des enfants. Une intervention active des adultes est alors nécessaire afin d’être contestés. Le dialogue avec elles et eux doit être engagé au moindre signe de remarque ou de discri- mination de genre, en partant de leurs connaissances et pratiques afin de formuler et proposer des alternatives.

4. Proposer des interventions relatives à l’amitié fille- garçon, l’orientation sexuelle et le consentement dès le plus jeune âge

La construction des identités de genre est imbriquée à la notion d’hété- rosexualité. Il s’y développe une distinction entre le féminin et le mas- culin. Tout rapprochement entre ces pôles est alors interprété par le prisme du sentiment amoureux. Questionner les relations entre filles et garçons et leurs possibilités d’amitiés, ainsi qu’explorer d’autre façons d’aimer (non-hétérosexuelles notamment) amènerait les enfants à élargir leurs représentations et diversifier leurs interactions. Il est également né- cessaire de les accompagner et de proposer des activités guidées en ce sens ; les stéréotypes de genre ont la vie dure.

5. Organiser et structurer le temps de récréation et ne pas survaloriser le jeu libre

Il est nécessaire d’intervenir activement durant la récréation et de créer des dispositifs éducatifs et ludiques plus structurés, qui peuvent tout de même favoriser l’autonomie des enfants. En effet, les moments de jeu libre sont grandement emprunts de rapports

sociaux et font apparaître de nombreuses inégalités. Laisser systématiquement les enfants organiser « librement » leurs activités n’est donc pas recommandé. La brochure romande « L’école de l’égalité » propose plusieurs activités en ce sens, no- tamment en favorisant une meilleure répartition de l’espace et en promouvant des jeux mixtes (activités : « Des jeux pour la ré- création » et « Le plan de ma cour de récréation »). Un message clair de respect et de tolérance à l’égard des choix de chaque enfant doit également être envoyé ; soutien à celleux qui trans- gressent les normes de genre, préparation de la récréation, de- briefing collectif de remarques négatives ou sexistes, etc.




Références bibliographiques

1Delalande, J. (2015). La cour de récréation Pour une anthropologie de l’enfance. Presses uni- versitaires de Rennes.

2Mayeza, E. (2015). Playing gender in childhood: How boys and girls construct and experience schooling and play in a township primary school near Durban [Thesis, Stellenbosch: Stellenbosch University]. https://scholar.sun.ac.za:443/handle/10019.1/96650

3Corsaro, W. A. (2003). We’re Friends, Right? : Inside Kids’ Culture.

4Renold, E. (2005). Girls, boys, and junior sexualities : Exploring children’s gender and sexual relations in the primary school. Routledge.

5Connell, R. (1987). Gender and power : Society, the person, and sexual politics. Polity Press in association with B. Blackwell.

6Diter, K. (2020). « Aimer d’amour et aimer d’amitié, c’est pas pareil ! » Les représentations socialement différenciées des sentiments chez les enfants. Revue des politiques sociales et familiales, 136(1), 51‐67.