Tension narrative et mise en intrigue

Par Raphaël Baroni

La tension narrative est une notion théorique visant à rendre compte du fonctionnement de l’intrigue sur un plan dynamique. Souvent décrite avec les expressions « tension dramatique » (Bourneuf & Ouellet 1972 ; Baroni 2002), « pyramide dramatique » (Freytag 1908) ou « arc dramatique » (Dancyger & Rush  2007 : 100-101), l’introduction de ce terme (Baroni 2007) permet d’en généraliser la portée et d’en faire un hyperonyme renvoyant auxdifférents effets que l’on associe aux « intérêts narratifs » (Sternberg 1992) ou à la « progression » dans un récit (Phelan 1989). Ainsi que l’explique Jean-Paul Bronckart, le tension renvoie sur un plan « dialogique » à la manière dont une intrigue se noue et se dénoue, formant ainsi des séquences qui rythment la représentation narrative :

S’il est rarement posé comme tel, le statut dialogique de la séquence narrative est néanmoins évident. Comme nous l’avons montré, qu’elle soit ternaire, quinaire ou plus complexe encore, cette séquence se caractérise toujours par la mise en intrigue des événements évoqués. Elle dispose ces derniers de manière à créer une tension, puis à la résoudre, et le suspense ainsi établi contribue au maintien de l’attention du destinataire. (Bronckart 1996 : 237)

Dans ce sens, on peut aussi associer la tension narrative à la notion de catharsis et à ce que les néo-aristotéliciens de l’école de Chicago définissaient comme un mécanisme lié à la forme de l’intrigue :

La forme de l’intrigue – dans le sens de ce qui la rend utile au sein d’un objet artistique spécifique –, c’est plutôt son « mécanisme » ou son « pouvoir », comme la forme de l’intrigue dans une tragédie, par exemple, est la capacité de sa séquence d’action unifiée d’effectuer, par l’effet de la pitié ou de la peur, une catharsis de ce genre d’émotions. (Crane 1952 : 68)

Dans une approche inspirée par le modèle freudien, Peter Brooks associe quant à lui ce dynamisme à une mécanique du désir :

Le désir est porté par l’envie de la fin, de l’accomplissement, mais cet accomplissement doit être retardé de sorte que nous pouvons le comprendre par rapport à son origine et par rapport au désir lui-même. […] Parce qu’il met en relation la fin avec le début et avec les forces qui animent le milieu, entre-deux, le modèle de Freud permet de comprendre ce qu’engage le lecteur d’un livre quand il répond à l’intrigue. Cela permet de dépeindre cet engagement comme étant de nature essentiellement dynamique, comme une interaction avec un système d’énergie que le lecteur active. (Brooks 1984: 111-112, m.t.)

Dans une perspective rhétorique, l’intrigue n’apparaît donc pas comme une configuration statique d’événements, mais plutôt comme une forme en mouvement, dont la fonction est d’introduire et, éventuellement, de résoudre une tension, de sorte qu’à une modélisation géométrique de cette dernière, il est préférable de recourir à une conception mécanique, qui rend compte de la conversion de « l’énergie potentielle » de l’histoire en « l’énergie cinétique » de la progression dans le récit (Baroni 2017 : 41-43). Comme l’explique Johanne Villeneuve, le sens de l’intrigue passe alors de la métaphore d’une chambre bien ordonnée à celle d’un labyrinthe conçu pour égarer son lecteur :

Pour aborder le paradigme des intrigues, ce n’est pas vers la métaphore de la chambre, mais vers celle de la forêt qu’il faudrait se tourner – telle qu’elle apparaît à celui qui s’y perd : labyrinthe aux sentiers entrelacés, prison ouverte sur un ciel infini, mais striée de branches et de sentiers multiples. Au milieu de cette forêt, le récit n’est plus un objet sur lequel le chercheur se penche à distance ni le triomphe célébré de la concordance aristotélicienne sur la discordance augustinienne. Au milieu des intrigues, le récit laisse quelque chose courir : un souffle, le vent, la rumeur. Le sens de l’intrigue détermine ces circuits sur lesquels court l’imagination narrative. (Villeneuve 2003 : 53)

À la suite des typologies de Tzvetan Todorov (1969) et de Meir Sternberg (1992 ; voir aussi Phelan 1989; Baroni 2007 et Kukkonen 2020), on peut définir trois modalités principales de la tension narrative :

  • L’intrigue induit du suspense lorsqu’elle raconte des événements importants dont le développement demeure en partie indéterminé.
  • L’intrigue suscite de la curiosité lorsque des événements deviennent difficiles à interpréter, lorsqu’ils sont présentés de manière incomplète ou mystérieuse.
  • L’intrigue ménage des surprises lorsque le récit s’écarte du chemin attendu.
    (Baroni 2017: 65-80)

On peut par conséquent associer la tension narrative au profil d’une intrigue qui se noue lorsque le cours de l’histoire devient imprévisible ou que la nature des événements racontés devient mystérieuse. Cette mise en intrigue invite à explorer sur un mode hypothétique les virtualités du monde raconté jusqu’à un éventuel dénouement, qui vient résoudre la tension en apportant des réponses aux incertitudes.

tension narrative
Courbe de la tension narrative (Baroni 2007: 131)

Outre le nœud et le dénouement, on peut associer la tension narrative à différentes phases liées au développement de l’intrigue (Baroni 2017 : 65-73) :

  1. l’exposition : moment préalable à la mise en tension du récit ;
  2. les péripéties : éléments intermédiaires qui entretiennent la tension narrative ;
  3. le climax : pic de la tension narrative ;
  4. le cliffhanger : interruption du récit (notamment en lien avec la segmentation en épisodes ou en chapitres) avant la résolution de la tension narrative ;
  5. l’épilogue : phase succédant au dénouement de la tension.

Contrairement aux approches structurales, qui privilégiaient une conception téléologique de l’intrigue (Escola 2010), la perspective rhétorique ou cognitive orientée sur la tension narrative conçoit le dénouement comme une fonction secondaire, comme l’un des avenirs possibles de la narration, et non comme son fondement. Ainsi que l’explique Hilary Dannenberg, pour comprendre la dynamique de l’intrigue, il est dès lors essentiel de tenir compte non seulement de la fin effective du texte, mais aussi de ses fins possibles, des structures virtuelles inscrites dans le récit et activées par un acte de réception.

La lecture du récit est nourrie par deux aspects différents de l’intrigue. Premièrement, il y a la configuration intra-narrative des événements et des personnages qui se présente comme une matrice de possibilités, ontologiquement instable, créée par l’intrigue dans son aspect encore non résolu. Celle-ci, en retour, nourrit le désir cognitif du lecteur d’être en possession du second aspect de l’intrigue : la configuration finale réalisée à la clôture du récit, lorsque (du moins c’est ce qu’espère le lecteur) une constellation d’événements cohérente et définitive sera établie. (Dannenberg 2008: 13)

Les approches relevant de la narratologie cognitive se sont particulièrement attachées à explorer cette dynamique interprétative, sa dimension probabiliste et les expériences qui en découlent (Ryan 1991 ; 2001 ; Dannenberg 2008 ; Kukkonen 2020). On peut ainsi associer au suspense une activité cognitive visant à formuler des pronostics concernant le développement de l’action, qui s’oppose au diagnostics formulés face à des situations énigmatiques qui suscitent la curiosité (Baroni 2007 : 111 ; 2017 : 66). L’effet de surprise se caractérise quant à lui par sa brièveté, de sorte que sa fonction est essentiellement rétrospective, en tant que reconfiguration d’un horizon d’attente (Baroni 2007 : 296-313). Pour mieux comprendre cette dynamique cognitive, différents modèles ont été élaborés, notamment une approche probabiliste fondé sur des « réseaux bayésiens » (Kukkonen 2014 ; 2020), ainsi que l’inventaire des compétences « endo-narratives » qui structurent les projections incertaines des récepteurs (Baroni 2007 : 167-224).

La focalisation telle que la conçoit Gérard Genette (2007) étant définie par l’extension du savoir mis à disposition du lecteur, Mieke Bal estime possible « d’appréhender les différents types de suspense en termes de focalisation » (Bal 2009 : 163). Elle envisage trois modalités de la tension narrative liées aux rapports entre les informations détenues par les personnages et celles divulguées au lecteur :

  • Énigme : le lecteur (-) partage un déficit d’information avec le personnage (-) ;
  • Secret : le lecteur (-) en sait moins que le personnage (+) ;
  • Menace : le lecteur (+) identifie un danger que le personnage ignore (-).                 
    (Bal 2009 : 165)

Comme l’explique Meir Sternberg (1992), cette conception ne renvoie cependant qu’à l’un des nombreux procédés rhétoriques par lesquels une tension est créée, l’élément fondamental étant lié à l’ordre de présentation des éléments pertinents de l’intrigue et à l’orientation des hypothèses interprétatives du public. Sur cette base, Sternberg va jusqu’à associer les intérêts narratifs qui découlent de ces agencements de l’intrigue à la définition de la narrativité :

Je définis la narrativité comme le jeu du suspense, de la curiosité et de la surprise entre le temps représenté et le temps de la communication (quelle que soit la combinaison envisagée entre ces deux plans, quel que soit le médium, que ce soit sous une forme manifeste ou latente). En suivant les mêmes lignes fonctionnelles, je définis le récit comme un discours dans lequel un tel jeu domine : la narrativité passe alors d’un rôle éventuellement marginal ou secondaire […] au statut de principe régulateur, qui devient prioritaire dans les actes de raconter/lire. (Sternberg 1992 : 529)

En associant les différentes modalités de la tension narrative à sa définition de la narrativité, Sternberg soutient que cette dernière ne devrait pas être réduite à un procédé commercial associé à des genres populaires (Baroni 2004). C’est au contraire le fonctionnement profond de la narrativité qui est mis en lumière par ce phénomène, lequel renvoie à la fonction expérientielle des récits mimétiques (Fludernik 1996 ; Caracciolo & Kukkonen 2021).

Sur un plan communicationnel, le récit dont la mise en intrigue engendre une tension présuppose un récit intriguant qui s’adresse à un public intrigué. En d’autres termes, la tension narrative doit se penser dans le cadre d’une interaction discursive ouvertement réticente, qui contredit les modèles fondés sur une théorie de la pertinence ou le principe d’un échange optimal d’information (Baroni 2019). Un récit bien noué, c’est un récit qui refuse d’aller droit au but, qui préfère prendre son temps avant de livrer une information que le public attendait avec impatience. Dans le contexte ludique de la fiction, chaque partenaire de l’interaction est donc censé accepter de « jouer le jeu de l’intrigue », alors la tonalité du pathos est inversée et devient « passionnante » (Baroni 2007 : 131-134). Cela implique, par exemple, que l’auteur prendra soin de tenir en haleine son lecteur, tandis que ce dernier se gardera de lire par avance la fin du roman, de respecter, au moins en partie, sa linéarité, de manière à ne pas gâcher la tension. Ainsi, la réticence de la représentation fictionnelle, qui serait horripilante dans d’autres contextes interactionnels, se transforme en plaisir esthétique.

Références en anglais

Bal, Mieke (2009), Narratology. Introduction to the Theory of Narrative, Toronto, Buffalo & London, University of Toronto Press.

Baroni, Raphaël (2019), «The Relevance of Irrelevance in Mimetic Narratives», in Relevance and Narrative Research, K. Rennhak & M. Chihaia (dir.), Lanham, Lexington Books, p. 109-122.

Brooks, Peter (1984), Reading for the Plot: Design and Intention in Narrative, Cambridge, Harvard University Press.

Caracciolo, Marco & Karin Kukkonen (2021), With Bodies. Narrative Theory and Embodied Cognition, Columbus, Ohio State University Press.

Crane, R. S. (1952), «The Concept of Plot and the Plot of Tom Jones», in Critics and Criticism: Ancient and Modern, R. S. Crane (dir.), Chicago, University of Chicago Press, p. 62-93.

Dancyger, Ken & Jeff Rush (2007), Alternative Scriptwriting. Successfully Breaking the Rules, Burlington & Oxford, Focal Press.

Dannenberg, Hilary (2008), Coincidence and Counterfactuality. Plotting Time and Space in Narrative Fiction, Lincoln, University of Nebraska Press.

Fludernik, Monika (1996), Towards a ‘Natural’ Narratology, London, Routledge.

Freytag, Gustav (1908), Technique of the Drama, Chicago, Griggs.

Kukkonen, Karin (2020), Probability Designs. Literature and Predictive Processing, New York, Oxford University Press.

Kukkonen, Karin (2014), «Bayesian Narrative: Probability, Plot and the Shape of the Fictional World», Anglia, n° 132 (4), p. 720-739.

Phelan, James (1989), Reading People, Reading Plots: Character, Progression, and the Interpretation of Narrative, Chicago, University of Chicago Press.

Ryan, Marie-Laure (2001), Narrative as Virtual Reality. Immersion and Interactivity in Literature and Electronic Media, Baltimore, Johns Hopkins University Press.

Ryan, Marie-Laure (1991), Possible Worlds, Artificial Intelligence, and Narrative Theory, Bloomington, Indiana University Press.

Sternberg, Meir (1992), «Telling in time (II): Chronology, Teleology, Narrativity», Poetics Today, n° 13 (3), p. 463-541.

Terlaak Poot, Luke (2016), «On Cliffhangers», Narrative, n° 24 (1), p. 50-67.

Références en français

Baroni, Raphaël (2002), «Incomplétudes stratégiques du discours littéraire et tension dramatique», Littérature, n° 127, p. 105-127. URL : https://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_2002_num_127_3_1769

Baroni, Raphaël (2004), «La valeur littéraire du suspense», A Contrario, n° 2 (1), p. 29-43. URL : https://www.cairn.info/revue-a-contrario-2004-1-page-29.htm

Baroni, Raphaël (2007), La Tension narrative. Suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil.

Baroni, Raphaël (2013), «Didactiser la tension narrative: apprendre à lire ou apprendre comment le récit nous fait lire?», Recherches & Travaux, n° 83, p. 11-23. DOI: https://doi.org/10.4000/recherchestravaux.649

Baroni, Raphaël (2016), «Le cliffhanger: un révélateur des fonctions et du fonctionnement du récit mimétique», Cahiers de narratologie, n° 31. DOI: https://doi.org/10.4000/narratologie.7570

Baroni, Raphaël (2017), Les Rouages de l’intrigure, Genève, Slatkine. URL: https://api.unil.ch/iris/server/api/core/bitstreams/7fc5430d-924d-4950-9395-0950a7a98424/content

Baroni, Raphaël (2020), «Tension narrative» in Un dictionnaire de didactique de la littérature, N. Brillant Rannou, F. le Goff, M.-J. Fourtanier & J.-F. Massol (dir.), Paris, Honoré Champion, p. 266-268. URL : https://www.numeriquepremium.com/doi/epdf/10.14375/NP.9782745352668

Bourneuf, Roland & Réal Ouellet (1972), L’Univers du roman, Paris, PUF.

Bronckart, Jean-Paul (1996), Activité langagière, textes et discours. Pour un interactionnisme socio-discursif, Lausanne & Paris, Delachaux & Niestlé.

Escola, Marc (2010), «Le clou de Tchekhov. Retours sur le principe de causalité régressive», Fabula, Atelier de théorie littéraire. URL: https://www.fabula.org/ressources/atelier/?Principe_de_causalite_regressive

Todorov, Tzvetan (1971), «Typologie du roman policier», in Poétique de la prose, (dir.), Paris, Seuil, p. 55-65.

Villeneuve, Johanne (2004), Le Sens de l’intrigue, ou la narrativité, le jeu et l’invention du diable, Québec, Presses de l’Université Laval.

Pour citer cet article

Raphaël Baroni, «Tension narrative et mise en intrigue», Glossaire du RéNaF, mis en ligne le 16 août 2025, URL: https://wp.unil.ch/narratologie/2025/08/tension-narrative-et-mise-en-intrigue/